La belle vie

La première chose qui frappe dans ce poème, c’est son caractère manichéen (avant = la misère, après = le bonheur), qui convient parfaitement à ce numéro 9 situé à la charnière des poésies «tsaristes» (1-8) et des poésies «soviétiques» (9-11). Le miracle, le coup de baguette magique entre la misère passée et le bonheur présent, c’est bien sûr la révolution bolchévique, que nous appréhendons ici sur le terrain particulièrement intéressant de l’économie rurale.

Un kolkhoze (contraction de коллективное хозяйство, kollektivnoïé khoziaïstvo : exploitation collective) était en effet une coopérative agricole en Union soviétique. Issu de la tradition des artels, le kolkhoze de 1917 –et plus encore celui de la NEP (la Nouvelle Politique Economique) dans les années 20 - prévoyait une évolution progressive vers une agriculture collective, avec mise en commun volontaire des terres, des outils, et du bétail. Mais en 1928 Staline imposa une collectivisation systématique assortie de l’obligation pour les kolkhoziens de rester dans leur kolkhoze : une «zone de résidence» appliquée aux agriculteurs !

Alors que la législation tsariste interdisait aux Juifs de posséder et d’exploiter des terres, le régime soviétique les encouragea au contraire à s’installer dans les coopératives agricoles créées en Biélorussie et dans les steppes à la jonction de l’Ukraine et de la Crimée: là, dans l’ancien «grenier» de la Russie tsariste, 517 000 hectares - organisés en cinq régions juives et 213 klokhozes - leur furent dévolus (Vaksberg p64), et rien que dans les années 1926-1928, 60 000 Juifs y devinrent agriculteurs (Jonathan Frankel, «Empire tsariste et Union soviétique», Les Juifs et le XXe siècle , p 294).

Les paroles La belle Vie sont d’une naïveté incroyable («du miel et du lait tous les jours» !), et on ne peut s’empêcher d’y voir un certain cynisme quand on pense aux famines qui frappèrent l'Union soviétique - et particulièrement son «grenier» - entre 1931 et 1933 (2,66 à 5 millions de morts rien qu’en Ukraine), et que les Ukrainiens appellent volontiers «Holodomor» («extermination par la faim») tant ils sont convaincus que Staline a utilisé cette famine, voire l'a délibérément provoquée, pour briser la paysannerie et le nationalisme ukrainiens...

Mais que nous dit la musique ? La «rivière du kolkhoze» de La Belle Vie semble à première vue de la même eau que Le Clair Ruisseau (le nom d’un kolkhoze au bord du Kouban au Nord du Caucase) du ballet que Chostakovitch composa à la charnière des années 1834 et 1835 sur «un livret banal, un texte de propagande» (Krzysztof Meyer, p 196), et dont il décrit lui-même la musique comme étant «gaie, légère et frivole» (ibid.)…

Cet effet repose sur l’apparition du mode majeur, qui sonne ici, non pas comme le mode banalisé de la tonalité occidentale, mais comme le mode expressif de l’euphorie soviétique, contrastant avec les modes juifs des mélodies précédentes. Dans ce contexte, la voix de ténor fait elle aussi «jeune gondolier vénitien» plutôt que «vieux père juif»…

L’accompagnement est très vertical (succession d’accords), et sa tonalité s’affirme moins par le cycle des quintes que par le choix d’accords parfaits majeurs (I, IV) ou majorisés (VI, qui génère un emprunt au ton de II mm 18-19) venant apporter leur euphorisme harmonique à l’euphorisme des mots - les seuls accords mineurs tombant sur le «годы» des années sombres, et sur le «стекали» de la rosée qui tomba. Ces accords sont brisés en croches continues qui se déploient legato à la clarinette – le seul indice éventuellement « juif» de cette musique – sur les cordes en pizz., et les deux cadences à la tonique sont soulignées par un mouvement mélodique de trois notes aux cors (la♯ sol♯ fa♯, puis ré♯ mi♯ fa♯).

Ces remarques concernent la première strophe, dont les trois suivantes sont autant de variations - les plus divergentes étant au centre (strophisme varié en arc):

Au début de A2 évoquant le douloureux passé, a2 module (en la majeur puis en do mineur) en faisant apparaître des demi-tons expressifs dans la mélodie comme dans l’harmonie. Les croches passent aux violons, l’harmonie est soutenue par les instruments
graves
de l’orchestre (cors, bassons, violoncelles et contrebasses), tandis que la voix est doublée par les bois aigus (flûte et hautbois).

b2 (la «triste chanson» qui monte de la cave) renchérit sur a2 avec les secondes augmentées caractéristiques des modes ashkénazes, et celles-ci, porteuses de l’identité juive, se poursuivent dans le contexte apaisé de a3 (la rivière qui doit apporter la nouvelle aux «amis»), où, sur une pédale de tonique pp, on retrouve la tonalité (fa♯ majeur) ainsi que l’orchestration (croches à la clarinette et à la harpe sur cordes en noires piquées et «pizzicatées») de A1.

Dans b3, on s’écarte à nouveau de A1, mais dans le sens opposé : sur «dis-leur qu'au kolkhoze est
maintenant ma maison»
(mm 47-50), la musique passe subitement dans le ton bucolique de fa majeur (ton d’autant plus éloigné organiquement de Fa♯ qu’il en est proche «géographiquement» !), la voix plane sur le cinquième de gré dans une sérénité absolue (celle du Juif qui a trouvé un «chez lui»), et les croches repassent aux violons. Puis, après une ultime bouffée de bonheur (mm 51-54), on revient pour A4 à la musique de A1

La seule chose qui différencie A4 de A1 est l’insertion entre a4 et b4 d’un long (3 mesures) «soupir» aux violons (en fa♯ majeur), écho apaisé du soupir douloureux (en fa♯ frejgisch), également aux violons, qui avait clôt la strophe A2.

A certains endroits (a1, b4), cette mélodie fait penser au personnage de Rangony dans Boris Godounov : l’apparition du mode «majeur» au milieu des modes orientaux crée en effet le même sentiment de «séduction prédatrice», les sirènes des jésuites à l’ordre du Pape étant relayées ici par celles des soviétiques à l’ordre de Staline… Mais on entend surtout dans cette «Belle vie» la «Vie céleste» de la quatrième symphonie de Mahler – ce qui nous autorise à la trouver particulièrement profonde : dans cette poésie populaire («Das himmlische Leben», extraite du Knabenwunderhorn) comme du reste dans l’ensemble de son œuvre, le Juif Mahler (comme l’Africain Mandela) a rêvé en effet d’un vrai paradis - disons d’un paradis «possible» -, et les Juifs de l’URSS préstalinienne qui ont pu croire un moment à ce paradis-là n’étaient pas tous des naïfs …

version chantée:
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