Chanson de la misère

Après le triptyque de l’enfant et le celui de la jeune fille, Chostakovitch clôt la série des huit poésies «tsaristes» avec deux «tableaux de la misère». Des tableaux plutôt que des scènes car les personnages ont tendance à s’y effacer devant le décor. Dans la «Chanson de la misère» la famille est là, au complet, à crever de faim et de froid, mais l’ambiance est celle d’un tableau de Chagall...

Ce qui semble avoir le plus marqué Chostakovitch dans ce poème est son refrain : «Ho, hop, plus haut, plus haut ! la chèvre grignote le chaume». Et les premiers mots de ce refrain : «Hop, hop, ….» ont dû lui donner l’idée d’écrire un «hopak» :

Le hopak est une danse ukrainienne à deux temps rapides, que les klezmorim juifs (les seuls professionnels de la région) jouaient quand ils étaient engagés aux fêtes des paysans non-juifs, et dont raffolait leur propre public juif ! Les mélomanes d’aujourd’hui la connaissent essentiellement par deux pages de Moussorgski : la mélodie intitulée Hopak, qui commence de la même manière : «Hop, hop, hopaka» (hop, hop, hop-là), et la danse finale de La Foire de Sorochintsi – un opéra composé d’après Les Soirées du hameau de l’écrivain ukrainien Nicolas Gogol (1809-1852).

Du refrain poétique provient aussi l’idée d’intégrer un violon solo à l’accompagnement. Cette idée est partie de l’image de la chèvre broutant le chaume du toit, qui est une réalité de la vie au shtetl : les juifs ne pouvant posséder des terres où faire paître des vaches, ils sont entourés de chèvres qui mangent ce qu’elles peuvent trouver à l’intérieur-même du shtetl – notamment au cimetière. Ces bêtes sympathiques constituent une figure récurrente des récits de Shalom Aleikhem, qui, dans La grande panique des petits bonshommes, les décrit carrément comme «sautant sur le toit et tirant un à un les brins de paille» ! Elles sont tout aussi fréquentes dans les tableaux de Chagall, qui les associe volontiers aux thématiques non moins obsédantes du mariage et de la musique.

De la «chèvre broutant le toit» au fidl (le violoniste klezmer) de l’accompagnement et surtout du refrain musical, il n’y avait qu’un pas, et c’est bien Chostakovitch qui le franchit le premier: quand en 1964 l’Américain Joseph Stein fit (avec le compositeur Jerry Bock) une comédie musicale à partir du Tevye der Milkhiger, «Tèvié le laitier» (1917), de Shalom Aleikhem, et qu’il la baptisa Fiddler on the Roof, «Un violon sur le toit» - alors qu’il n’y pas de «violoniste sur le toit» dans le récit de l’écrivain -, la 7ème Poésie populaire juive avait déjà depuis près de 20 ans sa partie de fidl

Ce refrain comprend douze mesures : les quatre dernières reprennent (sous le «Oï» , sol♯, du ténor, et à des hauteurs variables) la musique de l’introduction : une mélodie plutôt forte et animée, confiée à l’accompagnement, et caractérisée par un mode hybride sur sol♯: majeur ou mineur dans le tétracorde supérieur, mineur dans le tétracorde inférieur, dominante à la quinte diminuée (ré♮) de la tonique – sans aucun caractère d’appogiature…

Les huit premières mesures du refrain sont tout-à-fait révélatrices de l’art des violonistes klezmer : entre un chant (ténor) et une basse (bois ou cordes) invariables, le violon «fidlt» chaque fois de façon différente, les deux premières variations sollicitant la main droite (archet) dans des bariolages (des sauts dus à des changements de cordes), et la main gauche (doigts) dans les demi-tons nés de la mobilité du mi (ré♯-mi♮, mi♮-mi♯, mi♯- fa♯) ; la dernière variation est plus mélodique, mais dans un registre très aigu (technique de main gauche). Notez que, en dépit de la mobilité des degrés étendue aussi à II (la♯ et la♮ m 63) et à IV (do♯ et dox; mm16-17 etc.), on est globalement dans un mode ukrainien (hopak oblige !), avec une seconde augmentée mélodique entre III et IV.

Quant aux strophes proprement dites, les deux
premières
sont identiques, et, avec leur volubilité volontiers mélismatique en mode ukrainien, elles ressemblent plus au Hopak de Moussorgski qu’à la mélodie populaire correspondante de l’anthologie de Vinkovetzsky!

La troisième strophe est différente, pour mener au climax expressif de la chanson: déjà du côté du texte, après l’araignée de la strophe 2 apparait le coq, un autre animal familier du monde juif traditionnel (il intervient dans le rituel de Yom Kippour) et donc de la peinture de Chagall, suivi du «père», qui exhorte sa femme à mendier du pain pour ses enfants.

La musique devient meno mosso, les doubles-croches s’allongent en croches, les «um-pa» se coulent dans des figures plus legato, et surtout, le la♮ de la basse (en rivalité avec le la♯ du chant) instaure une ambiance ukraino-phrygienne (II bas, III bas et IV haut).

Si on regarde la partie de chant d’un peu plus près, on remarque que derrière ce caractère très différent se cache en fait la même mélodie que dans les deux
premières strophes
- ce qui fait penser à la nouvelle de Isaac Lejbuch Peretz intitulée A gilgl fun a nign («Métamorphoses d’une mélodie»), dans laquelle un nign (une mélodie) conçue à l’origine comme un frejlech (une danse «joyeuse»), devient finalement un déchirant El mole-rachmim (une prière des morts).

Et le violon solo, qui n’était intervenu précédemment que dans le hopak du refrain, intervient dans cette troisième strophe avec des coups d’archet éplorés qui n’apparaissent que dans la partition d’orchestre, et qui réinstaurent le lamento déjà rencontré dans la plupart des chansons précédentes : c’est le violon de Rothschild (dont nous avons déjà parlé dans Contextes.7), qui joue «quelque chose de si triste et de si douloureux que les auditeurs se mettent à pleurer» (Tchekhov, 1894).

Voilà qui constitue, selon Ottens et Rubin, l’essence-même du violon juif : «des attaques lisses et des ports-de voix très particuliers, … des variations et des mouvements au sein du son jusque dans le détaché» - sans parler de l’intensité de l’expression. Si jusque dans les années 1950 on pouvait reconnaître à son jeu un violoniste juif, c’est bien grâce à l’expérience que ces musiciens juifs nés au tournant du siècle en Pologne (Huberman), en Lituanie (Heifetz), et surtout en Ukraine (Elman, David Oïstrakh, Milstein) ont pu recueillir au contact des descendants presque directs (Stoljarski…) des Paganini du klezmer Stempenju et Pedotser…

version chantée:
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