La chanson de la jeune fille

Le contexte ne change pas beaucoup de la neuvième Poésie à la dixième. Il s’agit à nouveau d’un texte de propagande (7 strophes: 4 + 3) à la gloire du kolkhoze, chanté cette fois, non plus par un jeune homme (ténor), mais par une «jeune fille» (soprano), qui exprime ses pensées tout en jouant de la flûte.

Le principal intérêt de la dixième Poésie réside dans cet instrument cité dans quatre des sept strophes. Ce que DECCA traduit par «petite flûte» est en russe une дудочка (doudotchka) – un terme qui a priori pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses ! Mais essayons de voir ce que peut signifier cette «petite flûte» dans le contexte de ses enjeux linguistique, régional, religieux et musical. On sait (cf. Détails.2) qu’en russe «-otcha» est un diminutif, avec une nuance qui n’est pas nécessairement dimensionnelle, mais peut-être simplement populaire ou affective…

«Doudotchka» pourrait être ainsi le diminutif de «duda», le terme le plus général servant à désigner la cornemuse en Europe Centrale, qu’elle soit de Hongrie, de Biélorussie et d’Ukraine (duda), de Pologne, de Tchéquie et de Slovaquie (dudy), ou des pays germaniques (Dudelsack).

La musique de Chostakovitch suggère la duda à la fois par son écriture en bourdon (dans la coda, la quinte la-mi est tenue pendant 15 mesures !) et par son instrumentation (dans le refrain – 8 mesures qui apparaissent 3 fois, notamment en introduction - la quinte do-sol est confiée aux deux bassons). Et il serait plaisant d’imaginer que le compositeur ait conçu une «trilogie instrumentale» sur le modèle du trio violon-clarinette-cornemuse si fréquent en Europe centrale, en prévoyant, après le n° 5 dévolu à la clarinette et le n°7 dévolu au violon, un n°11 dévolu à la duda

L’ennui, c’est que les Juifs ne jouent pas de la cornemuse – encore moins les Juives ! Il faut donc chercher ailleurs, peut-être du côté du duduk arménien, un hybride de la clarinette (dont il a la perce cylindrique) et du hautbois (dont il a l’anche double), qui a pour territoire les pays du Caucase : l’Arménie, la Géorgie, mais aussi, au Sud, le Nord-Est de la Turquie, et, au Nord, la vallée du Kouban où Chostakovitch a situé son ballet Le Clair Ruisseau. …:

D’après François Picard, c’est la sonorité d’instruments « ottomans » comme le duduk arménien, c’est-à-dire le balaban géorgien (un nom porté par des Juifs !) que les Juifs avaient dans les oreilles – et peut-être aussi dans les doigts ? – avant l’avènement de la clarinette au XIXe siècle (favorisé par une fabrication industrielle répondant aux besoins de l’armée), et c’est d’eux, autant que du violon klezmer, que la clarinette klezmer aurait hérité le jeu «larmoyant» dont nous avons parlé à propos de la Poésie intitulée «Avertissement» (cf. Détails.5). Le duduk peut enfin être mis en rapport avec l’écriture en bourdon évoquée plus haut dans la mesure où il se joue au moins à deuxnous gardons le bétail»…), le tuyau principal étant accompagné d’un tuyau plus rudimentaire donnant la seule tonique (le dam, joué par le damkash en respiration circulaire)…

L’autre intérêt de cette mélodie réside dans l’attention portée par Chostakovitch au sens subtil
du texte
 : derrière les vers de propagande se cache en effet un dialogue entre la jeune fille et sa flûte : la jeune fille est heureuse puisqu’elle vit au kolkhoze, mais sa flûte est triste, car elle ne parvient pas à oublier les malheurs passés : la jeune fille l’exhorte donc à chanter plus gaiement («Plus gaiement, plus gaiement, ma flûte, tu dois chanter!») – comme pour se conformer au constat de Staline figurant sur le tableau d’Arkadi Plastov : «La vie est devenue plus gaie»…

La pièce commence par les huit mesures dont on a déjà parlé à propos des éléments de bourdon présents dans l’accompagnement (aux bassons). Comme on l’a dit alors, il s’agit du refrain d’une forme en rondeau, et ce refrain se caractérise par  une mélodie très simple en pur mode ukraino-phrygien, par une harmonisation «plagale» (I-IV) sur un do constant, et par une écriture mélismatique associée au hautbois-duduk (R1) puis au soprano en «lalies» (R2 et R3) – comme dans les douloureuses Poésies n°3 (hautbois et contralto), 5 (ténor), et 9 (violon) : c’est la musique statique de la flûte et de sa tristesse obsessionnelle…

Dans l’ensemble, les trois couplets (C) s’opposent aux trois refrains (R) par leur taille (ils sont bien plus longs) et par une musique plus dynamique : ils gèrent les 7 strophes du texte (réparties en 3 + 3 + 1) ; quoiqu’ancrés sur la, ils suivent un parcours modulant (changements de toniques et changements d’échelles) ; ils sollicitent enfin l’orchestre entier (à l’exclusion des cors) en jouant sur diverses rencontres entre bois et cordes. Bref, ils mettent tout en œuvre pour «euphoriser» la flûte…

Essentiellement consacré au paysage, le premier couplet C1 (mm 9-36) reste assez neutre : S1 (mm9-16) reprend le mode «surphrygien» du refrain tout en instaurant le ton (la), le rythme («um-pa») et la couleur instrumentale (cordes en pizzicati) de «la jeune fille». Dans S2 (mm 17-25), la flûte devient plus présente, la tonique commence à se déplacer (do, ré…), mais les modes, quoique brouillés par les modulations et les clusters du «-pa», restent «exotiques» - surtout à la «flûte». Cette évolution se poursuit dans S3 (mm 26-36), qui ajoute un dialogue
entre les bois et les cordes
.

Le deuxième couplet (C2 : mm 45-77) introduit une dimension psychologique. En effet, après deux vers rappelant le paysage et la musique de S2, la fin de S4 (cordes legato en si♭ mineur) annonce l’éclaircie de S5 (mm 56-66) : mi♭ majeur, cordes legato et harpe sous les mots «Chante donc, ma flûte, ensemble nous chantons si bien». Mais ce chant pourtant «empli de joie» retombe dans l’ombre pour atteindre avec S6 (mm 67-77) le comble du désespoir : sous «ne pleure pas, ma flûte», réapparaissent non seulement la mélodie en la «surphrygien» de S1, mais carrément les bourdons du refrain (aux hautbois et bassons) avec leurs gémissements au demi-ton…

Dans le dernier couplet (C3), le ton se stabilise sur la, on voit apparaître des accords majeurs (I) ou «majorisés» (VI) , et dans l’accompagnement, les cordes ont définitivement évincé à la fois les anches et les notes piquées. Reste à convaincre le mode : voilà qui sera fait dans la coda (mm100-114), où, sur le la-mi des cordes et le do♯ de la voix (accord parfait majeur !), la flûte-hautbois s’envole accelerando dans une «gamme de Bartók» - une gamme dont, à l’exception du septième, tous les degrés sont hauts

version chantée:
écouter  0:00 / 2:43
écouter écouter écouter écouter écouter écouter chanson de la jeune fille poème poème poème duda ukrainienne introduction mm 1-8 introduction mm 1-8 introduction mm 1-8 territoire du duduk duduk arménien la vie est devenue meilleure refrains refrains refrains refrains refrains et couplets du dialogue flûte jeune-fille C1 C1 C1 C1 C1 C1 C2 C2 C2 C2 C2 C2 C3 C3 C3 C3 C3 écoute de la pièce (partition Sikorski)