Avant une longue séparation

La voix d’homme se fait entendre pour la première fois dans la Poésie n°4, qui est la seule chanson d’amour de tout le cycle, et de fait le seul duo entre soprano (en rouge) et ténor (en bleu).
Le jeune homme s’appelle Abram, et la jeune femme Rivotchka, des prénoms derrière lesquels on reconnaît les Abraham et Rebecca de la Genèse. Nous sommes à nouveau dans la demi-teinte, entre la douleur de la séparation à venir, et l’évocation bienheureuse du passé.
Point n’est besoin d’être juif pour souffrir des affres de la séparation, mais il est vrai que ce malheur a affecté de nombreux couples juifs, comme le laissait du reste entendre la poésie précédente, en évoquant la Sibérie ou l’Amérique du père absent…

On peut noter que par rapport au texte yiddish publié par Sikorski, un vers a disparu : «tu faisais le malin, et moi le fou», dans la deuxième des trois strophes, et c’est dommage parce que cette précision sympathique contribuait à l’équilibre des trois strophes (porche/secret, boulevard/complicité, robe/séduction), en même temps qu’elle ajoutait un troisième clivage (homme/femme, bonheur/malheur, malin/fou…)

La chanson existe sous le titre «Oï Abram» au chapitre des «chansons d’amour» de l’anthologie de Vinkovetsky, et vous pouvez l’entendre chantée par Astrid Ruff sur le CD Ivresses d’après la version des Pearls of Yiddish Songs, une compilation réalisée par E.G. et J. Mlotek, et publiée par le Workmen's Circle à New-York en 1988. Notez dans le refrain les diminutifs affectifs concernant «Rébecca» et sa «petite bouche», qui apparaissent sous deux formes différentes dans les deux versions yiddish : une forme germanique en «-le» chez Vinkovetsky (Oy, wey, Rivkele, gib zhe mir dayn piskele!), et une forme slave en «-nju» chez Sikorski (Oi, wei, Riwke-nju, gib zsche mir dain piske-nju!)

La musique joue à fond la dichotomie expressive du poème en proposant deux idées très différentes, en alternance au sein d’une forme associant à nouveau strophisme varié (macrostructure en A1, A2, A3), forme lied (microstructure en a b a‘), et forme en rondeau (a’ jouant le rôle du refrain).

A, et notamment A1 peut être décrit comme un « récitatif» dans la mesure où la voix y présente une déclamation syllabique sur un accompagnement relativement figé. L’accompagnement est en effet un «bourdon» (la quinte la-mi), qui est joué par les anches (2 hautbois, 2 clarinettes et 2 bassons) - la sonorité de la «duda» (ou «dudy») fréquente dans les pays d’Europe Centrale-, et dont la note supérieure (la «kontra») explore toutes les notes du tétracorde supérieur: mi, fa, fa♯, sol, sol♯.
Sur cet accompagnement figé («tenuto» dit la partition d’orchestre aux mesures 13 et 14), la voix, «forte espressivo», «gémit» (mm 2-10) puis «soupire» (mm12-14) dans un mode ukrainien (seconde augmentée entre III bas et IV haut) mais non phrygien (car II est haut). Les ré♭ ne font pas partie du mode, mais constituent des appogiatures supérieures au demi-ton du do, allant de pair avec les mélismes sur les syllabes –бя (bia) et -ня (nia) des mots тебя (toi) et меня (moi) : ingrédients typiques du style «lamento» qu’on a déjà rencontré dans les poésies précédentes, et dont on va reparler bientôt.

Mais décrivons d’abord b, à commencer par b1 et b2. C’est une danse «meno mosso» (après un «adagio» !) assise sur un «um-pa» dactylique. La tonique est maintenant mi, elle supporte à présent un mode phrygien (II et IV bas) - avec ou sans connotation «ukrainienne» selon que III est haut (sol♯) ou bas (sol♮) - , et les appogiatures (toujours ré♭ - do) s’accrochent à ce qui est désormais un VIème degré en mi. Des anches forte (pures) de A, on est passé aux cordes piano dolce - pures elles aussi.

Le contraste entre a et b est donc marqué – mais pas abrupt : on passe de a à b par un «rit.», un decrescendo et une «modulation» au sens traditionnel, le ton de mi étant introduit par si (V) aux cors; par ailleurs on passe de b à a’ par un «accel.» , un «cresc.», ainsi que par des accords de quintes (juste ou diminuée) en progression
descendante
par tons entiers de mi♭ à la.

Notez aussi, au sein de l’accelerando-crescendo, une figure nerveuse en doubles-croches qui s’impatiente sur les notes du lamento, soit avant a’ (dans les strophes 1 et 2), soit avant le retour de a (et une nouvelle fois, plus nerveuse encore, au milieu de ce même a) au seuil des strophes 2 et 3 : on notera d’une part la mobilité des la (♭, ♮), des si (♭, ♮) et des fa (♮, ♯) dans un même contexte tonal (la), d’autre part la permanence du ré♭ dans des contextes tonals différents (la et do).

La troisième strophe commence par un climax, auquel contribuent tous les paramètres de l’écriture musicale:

Pour a’3 on est en effet revenu à la. En revanche, on reste dans le «ancora meno mosso» et le pianissimo de b3, et la voix de soprano ne quitte plus le mi3 qu’elle vient d’atteindre au terme de sa chute dans b, et qui contraste avec les mi4 forte ou fortissimo de tous les a et a’ antérieurs. Les deux voix n’ont plus la force de se plaindre, et suivent de simples profils de gémissement : des oscillations autour du mi pour la soprano et du do pour le ténor – d’où la présence de ré♯ et de ré♭ au sein de la même carrure !

Le moment est venu d’évoquer un «modèle populaire» qui pourrait se cacher derrière la musique de Chostakovitch : quand on entend cette pièce intitulée «avant une longue séparation», il est difficile en effet de ne pas penser au rite du «kale-basetsn» qui est l’hypocentre du mariage juif - et donc l’épicentre de la musique klezmer !
Ce rite est lui-même étroitement lié au mythe fondateur de la séparation : de même que l’homme doit mourir pour que sa descendance puisse vivre, de même les fiancés (kale et chossn) doivent commencer par quitter leurs familles respectives pour en fonder une nouvelle…
Il existe un «kale-basetsn» dans l’enregistrement de Rabinovitch pour Beregovski, et Joël Rubin a intégré cette plage au CD qu’il a publié (Wergo, 1999) en marge de son livre sur la musique klezmer (Rita Ottens et Joel Rubin, Klezmer-Musik, Bärenreiter, 1999) : on y entend, sur le fond des pleurs de la fiancée (ou de l’actrice qui tient son rôle…) , le «badchn» (un acteur lui aussi !) chanter une sorte de récitatif sur des accords soutenus par les klezmorim dans une intensité expressive croissante. Puis le lamento se résout en une marche solennelle à deux temps, au cours de laquelle la fiancée rejoint son fiancé sous le dais nuptial…

version chantée:
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