Berceuse

La troisième Poésie est un dernier hommage à l’enfance, dans une «demi-teinte» entre l’ombre de la première, et la lumière de la seconde: l’enfant n’est pas mort, mais le père est au loin, et la mère dans la misère…

Le modèle populaire de cette berceuse se trouve aussi dans l’anthologie de Vinkovetzky: c’est une chanson signée Shalom Aleikhem pour le texte, et Kovanovski pour la mélodie, et elle est devenue si «populaire» qu’elle a été intégrée au premier recueil de chansons populaires yiddish publié par S. Ginzburg et P. Marek en 1901. On peut du reste l’entendre, chantée par Léon Lishner, sur le site SaveTheMusic.com). Son style est celui d’ «une chanson douce que me chantait ma maman» (Henri Salvador !), aux antipodes de l’expression particulièrement poignante de la mélodie de Chostakovitch…

Cet antagonisme peut s’expliquer en partie par une divergence de textes: dans les deux versions (Vinkovetzky et Chostakovitch), la peine de la mère est «plus noire que la nuit» car elle vit dans la misère loin de son mari ; mais dans la version de Vinkovetzky, le mari lointain est en Amérique (où sa famille pourra le joindre quand il aura fait fortune), alors que dans celle de Chostakovitch, il est en Sibérie - c’est-à-dire dans un camp du GOULAG d’où il a peu de chances de revenir jamais.

La version «sibérienne» serait une variante de la chanson de Sholem-Aleikhem postérieure à 1905. Mais au sein-même de cette version «sibérienne» utilisée par Chostakovitch, il existe une divergence entre le texte russe présent sous les notes, et le texte yiddish cité en annexe dans la partition pour chant et piano publié par Sikorski: c’est la mention «emprisonné par le tsar», présente dans le texte russe, mais absente du texte yiddish: il s’agirait d’un ajout du compositeur, qui voulait laisser entendre que la déportation du père ne pouvait en aucun cas concerner un juif soviétique, ce qui fit bien sûr sourire le soir de la première publique en 1953 ! Dans la version avec orchestre datant de 1963 (c’est-à-dire d’une époque qui a vu les crimes de Staline officiellement dénoncés par Krouchtchev), Chostakovitch a laissé le choix à l’interprète: «emprisonné par le tsar» (le choix de Haitink) ossia (ou) «dors, liou-liou, liou-liou, liou-liou»…

La pièce commence par une mélopée (a ou a') en pur mode «ukraino-phrygien» sur do (II , III et VI bas, IV haut – d’où la seconde augmentée entre III et IV), qui se déploie en croches au hautbois (déjà entendu «en larmes» dans le n°1…) sur un «um-pa» lent aux cordes en pizzicati, avant d’être reprise, sous une forme moins mélismatique, par la plus sombre des deux voix de femme (alto), les basses étant alors soutenues par les timbales, comme dans une marche funèbre.
La mélodie s’affaisse comme un soupir, après avoir oscillé comme un gémissement entre les Vème et VIe degrés à distance d’un demi-ton.

Ce gémissement en forme d’oscillation au demi-ton est aussi présent dans l’accompagnement, et il occupe globalement 52 des 62 mesures que comprend l’ensemble de la mélodie: mi♭ / mi♮ et sol / fa♯ mm6-13, la♭/si♭♭ mm14-16, fa♭/fa♮ mm17-19, mi/fa mm25-29, fa♯/sol mm30-32, etc…

La forme associe le principe du lied (ABA, aba’) et celui du rondeau (a’ a b a’ b1 b2 c1 a’ a b a’):

La lumière provient des deux accords majeurs qui sous-tendent b: le premier sur la♭ aux mesures 14-16 et 50-52 (mode frejgisch); le second sur fa♭ aux mesures 17-19 (mode frejgisch) et 53-55 (mode majeur). Et cet éclairage harmonique est souligné par l’orchestration: l’apparition des bois graves (clarinette et clarinette basse, basson et contrebasson) dans A (mm14-19: «ton père») ; cordes arco, harpe et flûte à la fin de A’ (mm 53-55: «mon fils»).

Les deux strophes centrales ont un matériel mélodique indépendant.
B, plus lyrique, est en mode frejgish (sur la puis sur si), et utilise un motif souple introduit à la fin du a précédent par la flûte, laquelle continue à osciller entre mi et fa pendant toute la durée de la strophe.

Dans C, la musique elle aussi endure la misère: après un dernier gémissement (ré / mi♭), la basse est bloquée sur ré ; le mode se ratatine en «surphrygien» (avec des appogiatures supérieures au demi-ton des III et IV eux-mêmes bas), la texture se réduit à deux lignes chromatiques en rondes décalées: ré, do♯, do♮ au hautbois, auxquels répondent, comme un grave écho sibérien, fa, mi, ré♯ à la
clarinette

Enfin, sous le refrain (a’ à la voix), le ré de la basse s’enchaîne à sol puis à do (II-V-I) pour ramener le a de A’ dans le ton principal.

version chantée:
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