Complainte sur un enfant mort

Le cycle commence avec deux images fortes. La mort, d’abord : celle des six millions de Juifs d’Europe (sur dix millions) victimes de l’antisémitisme sous Hitler et Staline; et celle liée aux conditions de vie misérable au sein du shtetl, comme en témoigne l’importance du cimetière dans les tableaux de Marc Chagall ou les récits de Shalom-Aleikhem.

L’enfant, ensuite, qui occupe une place importante dans tous les recueils de chansons populaires : Vinkovetzky lui a consacré deux rubriques sur quatorze dans son anthologie de chansons populaires juives d’origine russe, publiée à Jérusalem dans les années quatre-vingts.

Les premiers mots de ce premier poème forment deux binômes antagonistes (soleil/pluie, lumière/brume) qui évoquent d’emblée la polarité rire/larmes souvent évoquée pour définir l’humeur juive : ici, la naissance d’un enfant (la lumière) suivie de sa mort (la pluie). Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les deux allaient malheureusement souvent de pair, puisque entre 30 et 50% des enfants mouraient avant l’âge de dix ans.

Dès le deuxième binôme, la traduction russe prend en fait des distances avec l’original yiddish – certainement pour éviter des détails par trop elliptiques, et de plus difficiles à traduire avec cette concision caractéristique de la poésie populaire: les parents présumés de l’enfant sont désignés comme «fiancés» ; la mère (kale) disparue (farshwundn) après son accouchement (gelegn), le père (chossen) réduit à poser des questions à un témoin dont l’identité n’est pas précisée.

Ainsi s’installe (en yiddish comme en russe) un dialogue qui est une forme fréquemment sollicitée dans la poésie populaire (on le retrouvera dans les Poésies n° 4 et 6).
Le bébé s’appelle Moïse : un prénom typiquement juif, auquel le traducteur russe a conservé sa forme yiddish : on y reconnaît en effet le diminutif à connotation affective «-le» (comme en alsacien !), parent du «-lein» en haut-allemand.
L’enfant a été «allaité» (gesoigt en yiddish) de «pain aux oignons» - la nourriture du pauvre, peu adaptée de surcroît à un nourrisson, ce qui explique peut-être son décès.
Les trois derniers vers justifient enfin le titre de «complainte» : après les traits impressionnistes du début et l’interrogatoire du milieu jaillit la plainte qui condense tout le drame. Notez que le russe, comme le yiddish, n’utilise ni article ni possessif : une nouvelle ellipse qui, d’une part, crée un rapprochement douloureux (renforcé en yiddish par l’assonance jingl/gribl) entre deux notions mal assorties  (enfant-mort), et d’autre part laisse le choix entre une vision plus «personnelle» (mon enfant), et une vision plus universelle (un enfant) du drame…

Dans le dernier vers apparaît la première des nombreuses interjections qui émaillent la littérature yiddish – peut-être sous l’influence du hassidisme, et qu’on peut comparer aux «lalies» du flamenco : la plus fréquente est ce «», si caractéristique du «lamento juif» qu’il apparaît dans les invectives des petits goys quand ils se moquent des petits juifs : «Abraham, Isaac, oï-oï, chabbat et strudel !» (Sholem Aleikhem, «La grande panique des petits bonshommes, Ertel, 2008)…

La musique n’attend pas le dernier vers pour installer l’ambiance de la «complainte» : celle-ci apparaît dès la première mesure avec un motif caractéristique de la plainte : un soupir chromatique en syncope lente posé sur un umpa lent aux cordes, et présenté d’emblée (dans la version orchestrale) à la flûte et au hautbois – son instrument attitré : on le retrouvera avec la même instrumentation aux mm 15-16, mais aussi au cor aux mm 5-6, 17, 39, ainsi qu’aux voix (soprano et alto) aux mm 35-36.

Ce motif contribue fortement à reproduire musicalement la forme tripartite du poème : il imprègne en effet les deux parties extrêmes A et A’, abandonnant le dialogue centrale B à un matériau complètement différent.

L’ambiance funèbre de A est aussi créée par le mode : derrière les appogiatures (mi♭) et les enharmonies (fa♮) se cache un si « phrygien-ukrainien» (ou ukraino-phrygien) qu’on retrouvera à visage plus découvert dans le n° 3 : si (I), do♮ (II bas), ré♮ (III bas), mi♯ (IV haut), fa♯ (V), sol♮ (VI bas), la♮ (VII bas), si …

Comme l’œil, l’oreille préfère identifier des « quartes justes» (fa♮ - do♮) plutôt que des tierces augmentées (mi♯ - do♮); mais celui qui écoute ce passage dans la cohérence de son contexte à la fois tonal (si) et textuel (complainte) ne manquera pas d’entendre derrière ces intervalles « assimilés» rassurants, la douloureuse réalité juive. Précisons que ce sont ces mêmes fausses « quartes justes» qui m’ont permis plus haut (cf. 3.9) d’attribuer une origine « juive» au thème du deuxième mouvement de la neuvième symphonie, construit dans le même mode et sur le même ton…

Tout est fait pour que l’interrogatoire «objectif» de B contraste avec la douleur passionnée des deux A:

  1. le rythme oublie le um-pa de noires au profit de croches legato regroupées en des mesures variant sans cesse (4/4, 3/8, 5/8 ; 4/4, 3/8, 5/8 ; 2/4, 3/8, 3/4 ; 2/4, 3/8, 2/4, 3/4) avant la cadence finale;
  2. les élans lyriques de A s’effacent devant une formule récitative sur deux notes,  identique pour les questions (la syllabe interrogative en surplomb sur les temps forts :  Kogo, kak, v tchem, tchem, gde; le reste en recto tono une tierce majeure plus bas) et les réponses (Mal'tchikala, Moïchelè, V lioul'ke, Khlebom, V moguilie) ;
  3. la tonique est à présent mi♭, et le mode, sans jamais faire entendre pour autant l’intervalle mélodique de seconde augmentée, est un pur «frejgish»: mi♭, fa♭ (II bas, bien en évidence à la basse en alternance avec la tonique mi♭), sol♮, (la♭), si♭, do, ré♭ ;
  4. contrairement à A et A’, qui font entendre des bois (vents et cuivres) dans une nuance plutôt forte, B se limite à des cordes piano.

Impossible d’entendre cette musique sans penser aux Kindertotenlieder de Mahler : cinq lieder formant un cycle composé par un compositeur qui fut toujours persécuté pour sa judaïté, qui vit mourir huit frères et sœurs, qui sollicita en 1901 les poèmes écrits par Rückert suite au décès de deux de ses cinq enfants en 1833, et qui perdra lui-même l’aînée de ses filles en 1907…

version chantée:
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