Le père abandonné

Nous arrivons ici au milieu du cycle, qui en est aussi le centre dramatique : la séparation, qui était imminente dans le n°4 entre Abraham et Rébecca, est ici consommée. Elle affecte à présent, non plus un couple d’amants comme dans le n°4, mais un père et sa fille. Et ce couple a encore ceci de particulier que, contrairement aux duos père/fille traditionnels – comme celui entre Germont et Violetta dans la Traviata de Verdi -, le père est un ténor et la fille une alto. Ce choix s’explique par la caractérisation des personnages : la fille (qui fait mettre son père à la porte «в шею», v cheïou, par la peau du cou) est une garce, et le père se lamente comme un «hazzan»…

L’occasion est venue en effet de parler du "chasones", l'art des chasonim (hazzanim), qui consiste à chanter les textes sacrés (prières et psaumes) en captivant les fidèles non seulement par une variation et une ornementation sans cesse renouvelées des formules mélodiques consacrées, mais aussi par une charge émotionnelle que la pratique religieuse juive partage avec la pratique musicale en général (cf. Contextes.3), ainsi que par une voix vibrante et forte qui est généralement une voix de ténor. Ces deux dernières performances étaient aussi attendues des badchonim, qui relayaient en quelque sorte les chasonim dans la cérémonie mi-profane du mariage.

On comprend mieux les «lamentations» du père en considérant l’original yiddish : la séparation n’est pas celle d’une fille qui quitte son père pour se marier, c’est celle d’une juive qui abandonne sa religion pour épouser un «goï» (c’est-à-dire un «non juif» - on dit aussi un «gentil» ou un «incirconcis» – féminin : «incirconcise» !). Dans la version russe, il est question d’un «garde-champêtre» (traduction de «пристав», pristav), ce qui est un goï à mots cachés puisque, le pouvoir temporel étant refusé aux juifs, un pristav ne peut être qu’un goï.

Dans le texte yiddish, le père, qui s’appelle Elie (un prénom éminemment juif), est «malade», et il «sizt in chalat», c’est-à-dire qu’il ne sort pas de chez lui pendant sept jours en signe de deuil – tant il est vrai qu’une trahison comme celle de Tsirele équivaut pour lui à un décès : c’est aussi ainsi que Téviè le laitier, un brave homme pourtant, réagit à la liaison de ‘Hawè, sa troisième fille, avec le «gentil» ‘Hvodkè… Un vrai deuil est silencieux, mais on a vu à propos de la mélodie n°4 («Avant une longue séparation») le rôle de la musique dans le «kale-setsn», le rituel de séparation concernant la mariée. Ce rituel de séparation pouvait aussi concerner le marié (le "chossn-basetsn"), et Ottens & Rubin citent à ce propos le témoignage d’un gentil ayant assisté à un mariage juif en Podolie vers la fin du 18ème siècle : «dans une grande pièce pleine d’hommes en tenue de chabbat polonais noir, se trouvait le fiancé […]. Quatre musiciens juifs entrèrent […], s‘avancèrent devant le fiancé et ses deux compagnons plus âgés, et jouèrent piano un adagio semblable à un choral. Les exhortations des deux vieux devinrent plus pressantes et plus fortes, mais restèrent apparemment sans effet sur le fiancé. La musique se fit un peu plus forte, tandis que les deux vieux continuaient leurs injonctions et leurs exhortations... Et voilà qu’ils se mettent à pleurer, à sangloter, à hurler, suivis en tutti par l’ensemble des hommes […], sur une musique forte. Tout à coup le petit fiancé plisse aussi les yeux et la bouche comme pour pleurer, ce que remarquant, les vieux lui hurlèrent à la figure comme une meute de loups. Les musiciens jouèrent fortissimo et le premier violon vint se placer si près de l'oreille du fiancé […] que celui-ci ne pouvait pas en perdre la moindre double-croche. Suant de peur, il poussa alors lui-même un hurlement semblable, les vannes de ses glandes lacrymales s'ouvrirent, et des larmes coulèrent à flots sur ses joues blêmes "(Allgemeine Musikalische Zeitung, 1802)».

Nous voilà prêts à entendre cette musique pour ce qu’elle est, c’est-à-dire, en ce qui concerne le père, un lamento plus violent que tous les précédents. L’injonction «reviens chez ton père !» qui introduit le ténor m 20, reviendra cinq fois avec la même formule musicale (celle de la berceuse n°3 !) : pur mode ukraino-phrygien et profil de «gémissement plaintif» - avec quelque chose de l’ «ordre» du fait de la pente plus abrupte (2 mesures contre 4 dans le n°3).

L’exemple cité (mm 20-23) correspond à la première intervention du père, au sein d’une forme dont Chostakovitch fait, comme dans le n°4, un duo d’opéra miniature, en l’articulant de la façon suivante :

Voyons le détail de chacune de ces quatre parties.

L’introduction cultive une neutralité apparente assurée par une monodie sans accompagnement (voix et cor anglais unisono, cor anglais et basson à l’octave redoublée), un mode majeur sur do (avec des VIe et VIIe degrés mobiles : la♮/la♭, si♮/si♭), et des valeurs rythmiques limitées à noires et blanches. Mais ces valeurs s’inscrivent dans un 3/4 dont c’est la première apparition à la clé dans le cycle, et qui représente le monde goï, comme cela sera confirmé dans la 3ème partie. L’introduction s’achève (mm 16-19) par la formule de lamento à l’orchestre (où le hautbois rejoint les anches précédentes) pour préparer l’entrée du ténor.

Le solo du père est imprégné de la formule de «lamento» et de ses micro-variations en mode ukraino-phrygien sur do (do, ré♭, mi♮ ou/et ♭, fa♯, sol, la♮ ou ♭, si♮ ou ♭). A partir de la m 36, deux lignes en noires (toujours dans le même mode), dessinent aux cordes un mouvement contraire annonciateur du «duo divergent final». De même les accents sur les deuxièmes temps sont-ils les prémices de la violence qui éclatera dans le duo. Notez enfin les accords de sixte et quarte sur si♭ qui, aux mm 43-44, introduisent de façon très tonale le solo de la fille en mi♭ mineur.

La musique de la fille a donc son ton (mi♭) et son mode (mineur) propres. Aux mm 54-55, elle module par un nouvel accord de sixte et quarte - cette fois sur la♭, dominante de ré♭ majeur - pour une caricature de valse. Notez enfin, alternant avec les contretemps accentués déjà vus plus haut, les croches de l’ «émancipation» qui s’élancent en soufflets et en fusées dans l’environnement de la valse.

Le duo final reprend en force et en série le lamento paternel, scandé par sept coups violents qui retentissent en quasi tutti (vents, timbales et cordes graves) au milieu de mesures ponctuellement étendues à 4 temps– précisément pour donner plus de poids à ces contretemps. Ce sont des «do», qui imposent donc sans ambiguïté le do ukraino-
phrygien
paternel, mais il n’est pas interdit de penser que la fille chante en la♭ majeur c’est-à-dire dans le ton de sa valse.

Les dernières mesures (mm 67-75) reviennent au père seul. Les trois «lamentos» de cette section ajoutent une densité harmonique à l’expressivité modale, dans la mesure où les II bas (ré♭) et les IV hauts (fa♯) rencontrent non seulement les toniques (do) comme précédemment, mais aussi les dominantes (sol) : il n’est qu’à jouer au piano ces quatre mesures sans aucune altération (donc en do majeur) pour entendre ce qui distingue une chanson populaire juive de Chostakovitch d’un Volkslied de Brahms… Le troisième et dernier lamento (mm71-72) éclate littéralement en sanglots dans des mélismes qui rappellent ceux du hautbois dans l’introduction de la berceuse n°3, et qui dilatent d’autant plus la formule qu’ils partent, en amont, de VI (la♭) et «débordent» en aval sur VII et VI (si♭ et la♮), tandis que l’orchestre frappe les quatre derniers coups de l’expulsion…

version chantée:
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