Le bonheur

Le titre de la dernière Poésie fait penser au «Bonheur juif» (Evreyskoe stchastie), le long-métrage (1h40) réalisé en 1925 par Alexandre Granovski à partir de la célèbre nouvelle de Scholem Aleikhem, «Menakhem Mendel le rêveur». Pour ce film-phare de la période muette, Granovski a collaboré avec Salomon Mikhoëls (rôle-titre), Isaac Babel (intertitres), Edouard Tissé – l’opérateur d’Eisenstein – (photographie), Hans Jonsson (composition), Lev Pulver (direction d’orchestre)…, autant de noms qui convergent vers un aspect essentiel de notre Poésie : le théâtre.

Le poème confronte deux images emblématiques : celle du cordonnier, symbole du vieux monde juif des shtetlekh (le cordonnier est en effet, après le tailleur, le deuxième artisan des chansons de métier…), et celle du théâtre, symbole de ce qui a pu être en effet un moment de «bonheur juif» en Russie soviétique. Ces deux réalités se croisent - de façon totalement fortuite - dans le nom d’Assuérus, qui désigne d’une part le cordonnier qui cracha sur le Christ au lieu de l’aider à porter sa croix, et fut condamné pour cela à l’errance éternelle du «Juif errant» ; d’autre part le roi perse époux d’Esther qui donna son nom (le «jeu d’Assuérus») au «jeu de Pourim», la farce du «Carnaval juif» considérée comme l’ancêtre du théâtre juif.

Le théâtre yiddish, qui s’était développé au XIXe siècle au sein de troupes itinérantes en enrichissant la tradition populaire des apports du hassidisme et de la Haskalah (le «romantisme» et les «lumières» juives), connut son âge d’or russe au début des années 1920 : grâce à sa reconnaissance par le régime soviétique (création en 1919 du GOSET), il put en effet continuer à évoluer en intégrant son expérience propre à l'avant-garde européenne, qui misait sur la fusion de tous les moyens d’expression : décors (Chagall), architecture (Altman), mise en scène (Zusskin et Mikhoëls) et... musique.

Si notre couple de cordonniers s’est installé à Moscou et s’il s’est rendu au Théâtre de chambre national juif en 1922, il a pu voir La Sorcière de Goldfaden (le «Shakespeare yiddish», 1840-1908) dans la production que décrit Vladislav Ivanov dans son article sur «La musique dans les spectacles du GOSET» (Chagall et l’avant-garde russe, 2011, pp202-205). La scène est occupée par une foule de personnages, parmi lesquels Hotsmach, joué par Salomon Mikhoëls, que l’on reconnaît agenouillé au milieu de l’avant-scène. Mais le rôle principal revient en fait à la musique : une partition composée par Iossif Akhron à partir de chansons populaires juives (compilation de Zinovii Kiselhof, cf. Contextes.2), et qui, conformément au code esthétique de Gravinovski, régit tout le spectacle, depuis la structuration de l’action jusqu’au mouvement individuel et collectif des acteurs…

Dans la troisième strophe, la femme du cordonnier fait allusion à la promotion sociale permise à la génération de ses fils par le régime soviétique : et en effet, entre la révolution bolchévique et la révolution de Staline, la suppression des zones de résidence ainsi que les besoins de l’expansion économique permirent aux cerveaux juifs, dont l’aptitude à l’étude, à la mobilité et à la combativité avaient jusque-là profité essentiellement aux pays de l’immigration, d’occuper en ville des emplois
qualifiés
dans des proportions sans rapport avec leur importance numérique au sein de la population.

Le moment est venu de parler de l’original yiddish, qui diffère de sa traduction par trois mots : le prénom de la cordonnière (Sarah – encore un nom biblique), qui disparait en russe; la qualification des fils, qui passe d’ingénieur à «médecin» ; et enfin la source de la lumière bienfaitrice, qui du soleil devient une «étoile» ! Ces mots ayant des équivalents évidents dans les deux langues, il ne peut s’agir que d’une «déviation» délibérée, qu’il est intéressant de regarder de plus près…

Les médecins renvoient au « complot des blouses blanches» (Дело врачей), qui causa l'arrestation de centaines de médecins et pharmaciens juifs accusés d’avoir tué deux dirigeants soviétiques en préliminaire d’autres assassinats. Cette histoire (inventée de toute pièce par Staline dans le contexte de ses relations tendues avec Israël et les USA) se passe en 1953, donc cinq ans après la composition des Poésies populaires juives ; mais elle concerne des évènements et des personnes proches de la genèse de l’op. 79 dans la mesure où l’un des «dirigeants empoisonnés» est Andreï Jdanov, où l’un des «médecins empoisonneurs» est un cousin de Mikhoëls, et où Jdanov et Mikhoëls sont tous deux morts en 1848 (cf. Contextes.9)…

Quant à l’étoile, qu’elle soit rouge ou jaune, qu’elle ait cinq branches ou six, elle ne brille, contrairement au soleil, que dans la nuit - nuit de l’antisémitisme pour les Juifs, nuit du stalinisme pour les Russes – raison pour laquelle sans doute le traducteur, qui était peut-être l’un et l’autre, l’a substituée au «soleil» de l’original yiddish…

Pour Chostakovitch aussi, cet astre brille dans la nuit : après la «vision de paradis» de La Belle vie (vision utopique, mais sincère), après la «volonté d’optimisme» de la Chanson de la jeune fille (volonté illusoire, mais sincère, elle aussi), le «bonheur» de ce Bonheur, on n’y croit plus : la première strophe (qui enchaîne un antécédent a à un conséquent b) est dans un fa mineur à 5te diminuée (do♭). La mélodie est confiée au seul contralto, accompagné par un «um-pa» de cordes plutôt lent (80 à la blanche) et surtout lourd (sans silences et sans notes piquées), le «pa» faisant crisser un demi-ton sous la quinte (dans l’harmonie de Tonique), ou sous l'octave (dans l’harmonie de Sous-dominante). Seule la dynamique des mesures d’introduction (mm1-2) et de conclusion (mm 14-5), un quasi tutti ƒ, accrédite l’enthousiasme de la cordonnière…

La deuxième strophe se distingue de la première par une réduction du nombre de temps (qui passent de 12 à 8 dans a, de 14 à 7 dans b) et par le monnayage conséquent des noires du chant en croches pour absorber tout le texte. Les «délices» du troisième vers investissent l’accord majeur de mi♭ (VII bas) au lieu de l’accord mineur de si♭ (IV), mais sans pour autant infirmer le do♭ au chant et la cadence en fa mineur (V-I sur do-fa).

Les deux derniers vers «Oh ! oh ! qu’elle est pleine de délices, la vie d’une femme de cordonnier juif !» sont repris dans une section (appelons-la c2) en trio (la formation qui clôt le cycle «soviétique» comme elle avait clos le cycle «tsariste») dans une musique qui dément les paroles : on y retrouve en effet les mélismes élégiaques, les modes dépressifs (avec do♭ et sol♭ : V et II bas), les hautbois et les clarinettes des pires moments antérieurs, la nuance ƒ cresc. ƒ ƒ ne faisant qu’en renforcer l’effet…

La troisième strophe opère une sorte de synthèse des sections précédentes : elle retrouve l’ampleur de S1 (13 mesures), intègre les mélismes vocaux de c2, et cumule dans b les orientations harmoniques de b2 (VII) et de b1 (IV).

Elle est suivie d’un nouveau trio (c3), qui ne diffère du précédent que par trois détails : 1) la soprano et le ténor échangent leurs parties – avec cette conséquence que l’ambitus vocal passe d’une sixte à une dixième; 2) le texte ne reprend qu’un seul vers de la troisième strophe (le dernier) – ce qui l’amène à répéter trois fois «звезда горит» (une étoile brille) ; et enfin, le sommet de la courbe n’atteint plus qu’un forte – car il faut laisser de la marge pour la suite…

La pièce termine en effet par le «final optimiste» attendu de toute œuvre soviétique depuis 1934, et censé racheter toutes les audaces précédentes de cet op. 79… Le texte ne fait que reprendre les deux derniers vers de la strophe 3 («des docteurs, des docteurs nos fils sont devenus, une étoile brille au-dessus de nos têtes !»), mais la musique est une sorte de «4ème strophe» limitée à b.

Ce b4 reprend en effet les composantes des b précédents, mais magnifiées – déjà par le renfort des deux autres voix. Dans les cinq premières mesures, les quartes de l’alto sont entourées d’octaves au soprano et au ténor ; l’harmonie renchérit sur l’accord parfait mineur de b1 et sur l’accord parfait majeur de b2 et b3 par deux accords parfaits majeurs
à distance de tierce majeure
; et l’orchestre retrouve ses bois graves (clarinette basse, bassons et contrebasson), ainsi qu’une partie de sa percussion (tambour et cymbales).

Dans les six dernières mesures de ce b4, la mélodie se perche à la hauteur du fa4, l’accompagnement fait entendre une cadence «italienne» (ré sol do fa = VI II V I) en fa majeur que seuls ébranlent la très curieuse «dominante» do-mi-sol♯-ré♭, ainsi que les rappels, aux hautbois et clarinettes, des mélismes «éoliens» de c… Et l’orchestre étoffé de ses cors et de ses timbales retrouve sur la dernière note (fa), le tutti complet (avec les bois aigus) de la dernière note de c2 (m 29).

version chantée:
écouter  0:00 / 2:00
écouter écouter écouter écouter écouter écouter écouter écouter écouter écouter le bonheur le bonheur juif poème Chagall, introduction au théatre juif la sorcière d'Abraham Goldfaden poème poème l'original yiddish l'affaire des blouses blanches étoile rouge et étoile de David S1 S1 S1 S1 S1 S2 S2 S2 S2 C2 C2 C2 C2 S3 S3 S3 S3 C3 C3 poème poème S4 S4 S4 S4 S4 S4 S4 écoute de la pièce (partition Sikorski)