L’Hiver

Chagall a peint vers 1966 un tableau intitulé L’Hiver, où l’on retrouve réunis, curieusement, les ingrédients de la pièce précédentes : chèvre, coq et violon. Mais L’Hiver de Chostakovitch n’est plus un tableau de Chagall, c’est plutôt une «image» comme a pu en composer Debussy dans certains Préludes pour piano : «Le vent dans la plaine», «Des pas sur la neige», ou «Ce qu’a vu le vent d’Ouest» (n° 3, 6 et 7 du Premier livre).

La chanson existe aussi dans le recueil de Vinkovetzky, au chapitre «Pauvreté, travail dur et privation» (vol. 3). Elle comprend sept strophes, dont Chostakovitch n’a retenu que la première et la cinquième, qu’il a mises respectivement en deuxième et première positions. Les cinq autres strophes n’ont pas disparu, mais comme elles s’attachent précisément à évoquer l’arrivée de l’hiver, leur contenu a passé directement dans la musique, les voix contribuant, par leurs vocalises sur «Ah !», à l’écriture impressionniste de ce «nocturne»…

Mais ici, et c’est toute la différence avec Debussy, le vent vient d’Est, et son souffle se confond avec des gémissements d’êtres humains. Les deux couplets retenus reprennent en effet les arguments «misérabilistes» de la poésie précédente (des enfants affamés, un père impuissant), et même s’il existe des différences d’intensité ponctuelles entre la version de Winkovetzky et celle de Sokorski, la misère est ici globalement un cran au-dessus de celle du n°7: la maladie en plus du dénuement, le froid en plus de la faim, une souffrance si intense qu’on la subit (avec des pleurs et des cris) sans même plus chercher à la combattre (en allant mendier).

Dans la mélodie de Chostakovitch, le «lamento impressionniste» (A) occupe surtout les zones en marge des couplets : introduction (A1), transition (A2), et conclusion (A3).

A1 (mm1-5) expose les deux ingrédients de A dans leur forme la plus simple :

A2 (mm13-17) reprend le même enchaînement harmonique, mais surenchérit sur le plan sonore : la rafale est à présent à trois bois (flûte, clarinette et clarinette basse), et la première couche de tutti (celle qui commence sur le 1er temps) est renforcée par les voix qui, sur des «Ah !», dessinent leurs trois soufflets dans un espace à la fois dynamique et fréquentiel.

A3 (mm27-33) reprend les données de A2, mais surenchérit à son tour en rajoutant deux mesures (7 au lieu de 5), lesquelles permettent de rajouter deux accords de IV entre les derniers II et I. Je précise que dans cet enchaînement, Chostakovitch note les parties vocales de façon mélodique (dans la logique du mode) et non de façon harmonique (dans la logique des fonctions tonales, comme ici) : mi ré do♯ si♯ do♯ pour l’alto, et do♯ la♯ la♯ la♮ sol♯ pour le ténor. A l’orchestre le seul changement tient à la rafale, qui revient à l’alto dans les 3 dernières mesures, après avoir soufflé aux violons I dans les 4 mesures précédentes.

Venons-en maintenant aux couplets. Ils sont chantés par le ténor, qui était déjà, en bon «khazn» (hazzan, cantor), le père éploré des n°6 et 7, et qui récupère ici de nombreux mélismes. Pour le premier couplet (mm 6-12), le ténor , «espressivo», est seul, et il n’y pas de rafale dans l’accompagnement.

Pour le deuxième couplet (mm 18-26), le ténor n’est plus seul : dans la première phrase (mm18-21 : «ils sont de retour, le froid glacial et le vent, on n’a plus la force de souffrir en silence»), les femmes gémissent sur des «Ah !», et le vent souffle en doubles croches à l’alto (parties supprimées dans l’exemple) ; dans la deuxième phrase (qui fait à présent 5 mesures au lieu de 3), gémissements et rafales ont disparu, et tout l’effectif vocal et instrumental s’aligne fortissimo sur les mots et les mélismes du ténor, et notamment sur «pleurez», souligné par un sommet dynamique et fréquentiel, ainsi que par un double élargissement du tempo (passage à 3/4 et ritardando.) L’harmonie est d’une complexité sans précédent, les modes brouillés par un chromatisme omniprésent et par des semblants de modulations ; mais la basse s’accroche fermement à la tonique do♯, et la fréquente proximité du ré♮ impose immanquablement un sentiment «phrygien». Il y a des passages dans cette mélodie (comme la m 26) qui font penser au grand air de déploration de Serena dans Porgy and Bess de Gershwin : nul doute que ce compositeur issu de l’émigration juive aux USA (ses parents sont arrivés de Russie à Manhattan quelques années avant sa naissance en 1898) avait dans les oreilles d’autres musiques que celle des Noirs de Charleston… Que faire après une telle charge expressive ? Faute de pouvoir en rajouter, il faut passer à autre chose : c’est certainement pour cette raison (nécessité esthétique plus que politique) que, pour les trois dernières poésies du cycle, Chostakovitch nous fait passer du shtetl au soviet…

version chantée:
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