Avertissement

Au triptyque consacré à la mère (n° 1 à 3) succède un triptyque consacré à la jeune fille (n°4-6); et entre les deux duos dramatiques des n°4 et 6 (Violetta-Alfredo et Violetta-Germont !) s’impose une pièce plus légère, comme l’était la comptine du n°2 entre les complaintes des n°1 et 3.

La Poésie n°5 (Avertissement) est brève - c’est même la plus brève de toutes - et son sujet relativement anodin : la jeune fille est mise en garde (par une de ses compagnes, sans doute : soprano) contre les dangers encourus à se promener trop seule, trop tard et trop loin – l’histoire de la «belle
Braïndl»
telle que l’évoque Peretz dans l’un de ses Contes du tronc d’arbre… Ce n’est que quand on arrive à la Poésie suivante (n°6) qu’on comprend, rétrospectivement, tout l’intérêt de cet «avertissement»…

D’après Franz Lemaire (Lemaire, 2001, p 542), la mélodie serait reprise quasi textuellement «du recueil de Bergovski» (?), et elle aurait déjà été utilisée par Mikhaïl Gnessine dans la suite de danses de son Orchestre de bal juif op.41…
C’est une mélodie assez simple en pur mode ukraino-phrygien (avec deux secondes augmentées !), et sur le plan harmonique, les seules subtilités proviennent de la façon dont les intervalles de l’accompagnement «gémissent» par demi-tons diatoniques contraires, produisant au passage des «octaves surdiminuées» comme sol♭ - sol♯ autour de la sixte la-fa. Dans la première phrase (a, en deux carrures : antécédent et conséquent), la mélodie est jouée par la clarinette, qui pour une mesure (la première du conséquent), passe le témoin à la voix.

Ce dialogue se resserre dans la phrase b, et ce resserrement est encore accentué par le passage du 2/4 au 3/8 pour l’injonction «défense de se promener». Notez au passage la finesse avec laquelle les nuances suivent le texte : accent sur le temps fort pour l’interdiction, soufflet sur la double-croche pour l’objet de l’interdit (гулять, gouliat’, se promener). Dans b2 (la reprise variée de b1), c’est la clarinette basse qui dialogue avec la voix, en devançant ses injonctions.

Puis revient a (a2) avec la mélodie à la clarinette, qui se montre un peu plus volubile que la première fois (a1): comme l’accompagnement, la mélodie «gémit» en broderies au demi-ton, ce qui génère, sur le plan mélodique comme sur le pan harmonique, des rencontres du genre sol♭/sol♯ (m28), ou do♭/do♯ (m 31).

La forme de cette miniature (34 mm !) est donc a1 (8 mm) b1 (10 mm) b2 (7 mm) a2 (9 mm). Mais son intérêt est ailleurs :

il réside dans le fait qu’elle est la première pièce du cycle à solliciter la clarinette en soliste : la clarinette, la vedette du klezmer (avec le violon qui va apparaître bientôt), l’instrument des Naftule Brandwein (1889-1963) et des Dave Tarras (1897-1989), des Joël Rubin (né en 1955) et des David Kraukauer (né en 1956), qui savent si bien faire «gémir» leur instrument dans la tradition des klezmorim du XIXe siècle, elle-même si étroitement en phase avec l’expression particulière du «lamento» juif…

C’est aussi l’instrument de nombreuses mélodies du répertoire classique déjà dotées d’un dessin modal particulier, et rehaussées ainsi d’une couleur éminemment juive, comme par exemple cette mélodie extraite du lied «Des Antonius von Padua Fischpredigt» (la prédication de Saint Antoine de Padoue aux poissons), extrait lui-même du cycle Des Knabenwunderhorn (Du cor merveilleux de l’enfant) de Gustave Mahler – l’un des compositeurs préférés de Chostakovitch…

version chantée:
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