La terrible année 1948
Mais revenons en 1945. Le problème de Staline au lendemain de la guerre était de trouver de nouvelles cibles pour entretenir le consensus nationaliste qui avait soudé la société russe contre l’ennemi allemand pendant les conflits. Staline chargea donc Jdanov (qui militait en faveur d’une mobilisation soviétique de la culture depuis 1934, et qui figurait comme héros de Leningrad depuis 1945) de trouver des ennemis de substitution parmi les Russes ; et Jdanov s’en prit bien sûr –le scénario n’était pas nouveau - aux Juifs et aux artistes…
Les artistes furent les premiers visés: les décrets d’août 1946 concernent la littérature, le théâtre et le cinéma, et le tour de la musique viendra dix-huit mois plus tard, avec la résolution du 10 février 1948 condamnant les compositeurs «formalistes». Vous trouverez les détails concernant cette «jdanovtchina» (l’affaire Jdanov, tout comme la Khovantchina est l’«affaire Khovanski»…) dans le livre du journaliste anglais Alexandre Werth, qui fut publié à Londres dès 1949 sous le titre Musical Uproar in Moscow, et qu’on peut lire en français depuis 2010 grâce aux éditions Tallandier. Retenez pour l’heure que «formaliste» signifie par exemple adepte de «combinaisons neuropathologiques confuses transformant la musique en cacophonie» (l’une des définitions citées par F. Lemaire dans La Musique du XXe siècle en Russie, p124); quant à «condamné», cela signifie privé du droit d’enseigner et de faire entendre et éditer sa musique…
C’est ainsi que, de 1948 à 1961, Chostakovitch perdit son poste au Conservatoire, et ne livra plus que de la musique alimentaire : on peut voir le «trou» que représentent les années 1848-1953 dans sa production symphonique, toujours liée à des commandes et des productions d’état ; réciproquement, les numéros d’opus correspondant à ces années 1948-1953 (op. 75 à op. 92) concernent essentiellement des musiques de film (en rouge), des choeurs révolutionnaires (en bleu foncé) ou le cycle de mélodies composé sur les textes insipides du carriériste Dolmatovski (en vert). Une seule œuvre «personnelle» de Chostakovitch fut créée et publiée en 1952 : c’est le cycle des Vingt-quatre Préludes et fugues pour piano op. 87, que Chostakovitch composa suite à un voyage à Leipzig à l’occasion de l’année Bach (1950), et qui doit sans doute son heureux sort à la «pureté» de son contenu ainsi qu'au minimalisme de son effectif. Mais les œuvres essentielles de Chostakovitch pendant cette période resteront dans leur tiroir jusqu’à la mort de Staline.
Entre temps le sort avait aussi frappé les Juifs, et là encore, Chostakovitch fut personnellement concerné. En effet le 12 janvier 1948 (c’était la veille de la réunion des musiciens dont Jdanov tira sa fameuse résolution de février), le célèbre acteur yiddish Solomon Mikhoels, dont nous avons déjà parlé à propos du théâtre et du cinéma juifs (cf. Contextes.2), et qui était devenu entre-temps président du Comité Juif Antifasciste créé en 1942 après la trahison d’Hitler, fut assassiné sous couvert d’un accident de voiture. Et cet assassinat fut le point de départ d’une vague d’arrestations qui allait décapiter toute l’intelligentsia juive dans les cinq années suivantes: 217 écrivains, 108 acteurs, 87 peintres, 19 musiciens (F. Lemaire, Le Destin juif…, p534), au total plus de 400 déportations ou exécutions - sans parler de la fermeture de toutes les institutions de langue yiddisch.
Or Mikhoels était le beau-père d’un ami intime de Chostakovitch, Mieszyslaw Vainberg (1919-1996). En septembre 1939, alors qu’il était étudiant au Conservatoire de Varsovie, Vainberg avait fui la Pologne où toute sa famille avait péri dans l’invasion allemande ; et il avait cherché refuge en URSS où, après des années d’errance, il avait fini par rencontrer Chostakovitch à Moscou en 1943. C’était un excellent pianiste (il créa de nombreuses oeuvres de Chostakovitch) ainsi qu’un compositeur fécond et doué, qui resta fidèle dans ses inspirations à ses racines juives et polonaises. C’est cette proximité à la fois dans le temps (12 et 13 janvier 1948) et dans l’oppression (artistes et Juifs, même combat…) qui explique l’importance des références juives dans les «œuvres secrètes» de Chostakovitch entre 1948 et 1953.