La musique klezmer
Quoique l’op. 79a (version avec orchestre) n’ait été créé qu’en 1963, il est indéniable que Chostakovitch avait un «orchestre» dans les oreilles en composant l’op. 79 (version avec piano) en 1948.
Avant d’être des solistes, les klezmorim étaient les membres d’un «orchestre»: la kapelje («chapelle») ou kompanje (compagnie), dont la géométrie (7 à 12 musiciens en moyenne) était fonction de la richesse du mechutn (le père de la mariée, auquel incombaient les frais du mariage) – mais aussi de l’époque, la taille des kapelyes ayant suivi l’accroissement du nombre de klezmorim. La plupart des kapeljes entre 1800 et 1870 ne comptaient pas plus de 3 à 5 musiciens – comme sur la photo ci-jointe ; la kompanje du klezmer Makonovetski interrogé par Beregovski en 1937 comprenait 9-10 hommes : 2 violonistes, 2 clarinettistes, 2 trompettistes, 1 tromboniste, 1violoncelliste, 1 flûtiste et 1 tambour ; quant à la kapelje réunie par Beregovski pour l’enregistrement de 1937 (cf. Contextes/6), «formation typique d’un grand orchestre de shtetl au tournant du siècle», elle comprenait «plusieurs violons (fidl), des trompettes ou des cornets, une clarinette, une flûte traversière en bois, un petit tambour et un tuba, et probablement un violoncelle ainsi qu’une contrebasse» (Ottens & Rubin, p34).
L’effectif de l’op. 79a n’est pas celui d’un «grand orchestre symphonique» de l’époque (1963): les flûtes et hautbois sont par deux, et les cuivres sont limités aux cors.
De plus les instruments ne jouent pas dans toutes
les pièces, et quand ils jouent, ce n’est parfois que pour quelques mesures: dans la Poésie n°1, timbales, grosse caisse et tam-tam n’interviennent que dans la dernière mesure ; dans la Poésie n°2, la clarinette n’intervient que dans les 6 dernières mesures ; dans le n°3, deux cors (sur les quatre) jouent pendant 2 mesures ; la harpe a 6 mesures dans le n°4, 3 dans le n°5 ; les flûtes et les clarinettes jouent 2 mesures à la fin du n°7 ; les timbales jouent 4 mesures, flûte et hautbois 8, basson et contrebasson 10 dans le n°9 ; la harpe a 6 mesures dans n°10 ; et l’unique intervention du piccolo dans tout le cycle se limite à 2 mesures dans le n°11!
Comme on pouvait s’y attendre, Chostakovitch a donné un rôle de choix au violon et à la clarinette, qui sont les deux stars du klezmer : le violon parce qu’il sait merveilleusement bien imiter la voix humaine ; et la clarinette (à partir du XIXe siècle) parce qu’elle sut merveilleusement bien imiter le violon klezmer… ainsi que ses propres «cousines» ottomanes (clarinettes de roseau et hautbois cylindriques comme le doudouk), quand elle parvint aux klezmorim de «Nouvelle Russie» par le biais des armées russe et allemande. Mais comme ces «stars» ne sont sollicitées avec leur connotation klezmer que dans deux mélodies de l’op. 79, j’en parlerai dans la section «Détails» à propos des Poésies 5 (clarinette) et 7 (violon solo).
Comme la musique tzigane, la musique klezmer comprend deux types de pièces : les danses, très rythmées et volontiers virtuoses ; et les pièces plus lyriques (non dévolues à la danse), très libres et visant essentiellement l’expression. Dans son op. 79, Chostakovitch a retenu presqu’exclusivement des rythmes binaires à «um-pa» (le «stride» du jazz, que les Français traduisent par «pompes») : ceux du freylekh (encore un mot yiddish apparenté à l’allemand fröhlich, joyeux !), qui se danse en cercle, ou du sher, qui se danse «en quadrille» (avec quatre paires de danseurs).
Le seule mesure ternaire à la clé est le ¾ de la Poésie n°6, qui sert une «hora lente» (blanche noire avec un troisième temps alourdi) dans la bouche du «père abandonné», et une valse viennoise (3 noires) dans celle de la fille ayant préféré au monde juif de son père le monde goï de son amant… S’il utilise souvent des changements de mesures pour mettre des mots en valeur, Chostakovitch ne sollicite jamais les temps inégaux (3 + 3 + 2) du «bulgar» (originaire de Bessarabie – la Bulgarie étant essentiellement séfarade…). Et la seule pièce vraiment conçue comme une danse est le hopak du n°7: une danse rapide à 2 temps avec deux accents initiaux (hop, hop), mais d’identité ukrainienne.
Quant au style libre et improvisé de la «doina», il n’apparaît que dans la Poésie n°4 (Avant une longue séparation) et pour cause : l’op. 79 étant un cycle de Poésies, Chostakovitch n’a pas tellement besoin de faire pleurer les instruments - violons ou clarinettes. Il dispose pour cela de trois voix (soprano, alto et ténor), qu’il va utiliser dans toutes les combinaisons possibles : solos (soprano dans les n° 5 et 10, alto dans le n°3, ténor dans les n°7 et 9), duos (soprano-alto dans les n° 1et 2 ; soprano-ténor dans le n°4, alto-ténor dans le n°6) et trios (n° 8 et 11).
Et comme il dispose d’«intrigues» (cf. détail des textes) et de personnages différents (mère, tante, jeune fille, vieille femme ou simplement «femme» pour les femmes ; père, jeune homme pour le ténor), le compositeur peut varier à l’infini le style lamento des pièces «expressives» : les seules Poésies qui échappent à cette ambiance sont la comptine du n°2, le «hopak» du n°7 et la romance du n°9 - ce qui n’empêche pas le «lamento» d’y faire irruption au détour d’un refrain ou d’une section centrale…
Et Chostakovitch peut compter pour cela (ses variantes de lamento) sur un autre atout, plus puissant que le rythme et particulièrement efficace quand il passe des mains de musiciens populaires à celles d’un compositeur professionnel : la modalité…