1944 : Fleischmann
et Le Violon de Rothschild

De 1937 à 1948, Chostakovitch fut professeur de composition au Conservatoire de Leningrad. Peu avant le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, il eut dans sa classe un élève juif particulièrement doué, Benjamin Fleischmann (né en 1913), à qui il suggéra d’écrire pour son examen final un petit opéra d’après la nouvelle de Tchekhov Le Violon de Rothschild. Quand Hitler entra en URSS le 22 juin 1941 (opération «Barberousse»), Fleischmann s’engagea comme volontaire et tomba devant Leningrad le 14 septembre suivant. Quelques années plus tard (1943), Chostakovitch entreprit de terminer l’opéra resté inachevé, et mit le point final à la partition le 5 février 1944.

Il tenta de faire représenter l’œuvre au Bolchoï, mais en vain. Elle ne fut montée qu’en 1968 par Salomon Volkov sur la scène d’un studio expérimental d’opéra de chambre à Saint Petersbourg placé sous la direction de Maxime Chostakovitch, le fils du compositeur. En 1995 le sujet tenta le réalisateur Edgardo Cozarinsky, qui en fit un film produit par Arte et les Films d’Ici en 1996. La même année parut un CD (BMG) avec Le Violon de Rothschild et les Poésies populaires juives enregistrés par Gennady Rozhdestvensky, ainsi qu’un livre publié par Actes Sud comprenant la brève nouvelle de Tchekhov (pp 15-29), ainsi que le scénario du film écrit et réalisé par Cozarinsky (pp 33-75).

La nouvelle est centrée autour du vieux Bronza, un fabricant de cercueils qui, bon violoniste, joue parfois avec les musiciens juifs de l’orchestre de Chakhkès – et donc avec Rothschild, un flûtiste émacié qui «s’arrangeait toujours pour rendre plaintif même le morceau le plus joyeux». Bronza ne sut jamais voir sa vie qu’en termes de «pertes», jusqu’au jour où la mort de sa femme Marfa lui fait découvrir la douleur, puis une forme de bonté : il renvoie d’abord sans ménagement Rothschild venu lui demander de jouer à un mariage, mais quand le flûtiste revient à la charge, Bronza mourant lui offre son violon. Et quand Rothschild devenu violoniste reproduit ce que Bronza lui joua avant de mourir, «cela donne quelque chose de si triste que les auditeurs se mettent à pleurer».

L’opéra de Fleischmann donne une structure plus «dramatique» à la nouvelle en prêtant la parole (chantée) aux personnages, ainsi qu’un rôle plus important à la «kapelye» de Chakhkès, en la faisant intervenir comme une sorte de refrain instrumental entre les duos (Bronza et Marfa, puis Bronza et Rothschild) et les solos (Bronza). S’il évoque parfois la musique klezmer au détour d’un rythme ou d’un mode (par exemple dans la deuxième intervention de la kapelye), le compositeur tire plutôt l’expression vers le noir (étameur chez Tchekhov, Chakhkès, devient fossoyeur chez Fleischmann !) – même si, à l’instar de son maître dans sa cinquième symphonie (et dans son futur op. 79), il achève son opéra avec un puissant crescendo débouchant sur la cadence triomphale de rigueur (en ré majeur).

Le film de Cozarinsky met la pièce en abîme en intégrant Fleischmann et Chostakovitch à l’intrigue (il paraît que Chostakovitch reprochait aussi à son élève de «faire de la musique trop triste» !), et en insérant des images d’archives (les parades staliniennes, le pacte germano-soviétique Molotov-Ribbentrop, la fuite des Juifs polonais vers l’Est, le Théâtre juif de Moscou, une projection de films sur les visites de Paul Robeson, de Romain Rolland, de Bernard Shaw, de Feuchtwanger, de Neruda …), ainsi qu’un extrait de Boris Godounov - l’air final du «yourodivi» pleurant les malheurs à venir de la pauvre Russie. Le film se termine avec l’évocation des œuvres d’inspiration juive de Chostakovitch après son travail sur l’opéra de Fleischmann – celles que nous allons nous-mêmes découvrir à présent –, et le générique se déroule aux sons de la troisième des Poésies populaires juives, la «Berceuse»…

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