Les œuvres secrètes

La première de ces «œuvres secrètes» est le concerto pour violon op. 77, composé entre juillet 1947 et mars 1948, et dédié à David Oïstrakh, un violoniste juif né à Odessa en 1908. Connu en Occident dès 1927, lauréat du concours Eugène Ysaÿe à Bruxelles en 1937, Oïstrakh créa de nombreuses œuvres de Chostakovitch (entre autres compositeurs russes), parmi lesquelles les deux concertos (1955 et 1967) et la sonate pour violon et piano (1969), qui lui sont dédiés.

L’œuvre a une structure originale en quatre mouvements dotés de titres: Nocturne, Scherzo, Passacaille et Burlesque, la cadence trouvant sa place entre les deux derniers mouvements enchaînés. On peut déjà voir une coloration juive (pompes très rapides et modes «juifs») dans le passage central du Scherzo, pourtant composé, comme le premier mouvement, avant janvier 1948… Mais cette coloration est surtout le fait du finale, que Solomon Volkov décrit comme un «frejlech sanglant», et dont vous pouvez écouter les trente dernières secondes dans l’interprétation des créateurs.

Peu après le concerto pour violon, Chostakovitch composa ses Poésies populaires juives op. 79, qui sont ses pages les plus explicitement juives. Déjà du fait des poèmes : un recueil de chansons populaires juives (en russe) publié (sans les mélodies) en 1947, que Chostakovitch repéra en librairie au cours du printemps 1948. Il reconnut une compilation qui avait déjà paru huit ans plus tôt en yiddisch, et dont il connaissait l’un des auteurs : Y. Dobrouchine, qui était un proche des Mikhoels, et qu’il put donc questionner au sujet du texte original. Pour la musique, il consulta des recueils spécialisés et prit conseil auprès de son ami Vainberg, qui avait lui-même écrit peu auparavant deux cycles de mélodies juives : des Chansons enfantines (op. 13) et des Chants juifs (op. 17), datant respectivement de 1944 et 1947.

Les Vainberg furent présents à la création privée, qui eut lieu au domicile du compositeur le 25 septembre 1948, le jour de son quarante-deuxième anniversaire. Chostakovitch était au piano et accompagnait la soprano Nina Dorliak (l’épouse du pianiste Sviatoslav Richter), la mezzo Tamara Yanko, et le ténor Alec Maslennikov.

Le cycle ne comprenait alors que les huit premières
mélodies
, composées sur des poésies traditionnelles très sombres. Par son côté «populaire», il s’inscrivait dans les droites lignes des directives «antiformalistes» de Jdanov, mais pour être vraiment dans les normes (si tant est qu’on puisse parler de «norme» au sujet d’une œuvre d’inspiration juive dans l’URSS de 1948!), il lui fallait une fin plus «optimiste» : c’est pourquoi Chostakovitch ajouta trois mélodies pêchées dans la littérature propagandiste contemporaine, le tout pouvant passer pour une comparaison entre les malheurs des Juifs avant 1917 et leur bonheur après… Mais la présentation prévue pour le 20 décembre à l’Union des Compositeurs fut annulée : le Politburo venait en effet de mettre en place la répression des intellectuels juifs, laquelle n'épagnera ni Beregovski, envoyé au GOULAG en 1951, ni Dobrouchine, exécuté à l'issue du «procès des quinze» le 12 août 1952.

La troisième œuvre «juive» des années «secrètes» est le quatrième quatuor op. 83, composé en 1949. Encore une fois, la création fut un évènement privé, qui eut lieu chez le compositeur pour son quarante-troisième anniversaire ; et encore une fois, comme on le voit sur cette page extraite du finale en
ré mineur
, Chostakovitch utilisa les ingrédients de la musique juive : pompes (aux cordes graves), seconde augmentée «orientale» et IIème degré «dépressif».

Signalons qu’en 1952 Chostakovitch composa encore secrètement les Quatre Monologues sur des vers
de Pouchkine
op. 91, dont deux rappellent les Mélodies populaires juives : le premier («Fragment», qui est la plainte d’une pauvre jeune femme juive sur un berceau vide), et le troisième, intitulé «Au fond des mines de Sibérie» - la Sibérie étant depuis longtemps la patrie des dissidents russes : décembristes à l’époque de Pouchkine, victimes staliniennes en tout genre à l’époque de Chostakovitch…

Les trois grandes œuvres dont je viens de parler ne furent créées qu’après les premières éclaircies de l’ère Khrouchtchev, et elles apparurent dans l’ordre inverse de leur composition : on entendit d’abord, en décembre 1953, le quatrième quatuor, joué par le quatuor Beethoven qui l’avait interprété chez le compositeur le 25 septembre 1949 ; puis les Poésie populaires juives suivirent le 20 janvier 1955 - précédées de lettres de menaces et d’injures ; enfin apparut, le 29 octobre 1955, le premier concerto pour violon, interprété par son dédicataire, David Oïstrakh, qui venait de le créer avec un immense succès aux USA. Ce concerto parut comme «opus 99» du fait d’une légère modification d’orchestration au début du quatrième mouvement, laquelle permit à Chostakovitch de faire croire qu’il s’était amendé depuis 1948, et aux critiques de couvrir le compositeur d’éloges sans perdre la face…

écouter David Oïstrakh 1er concerto por violon, fin du 4e mouvement Ykhezkel Dobrouchine Chansons d’avant 1917 Chansons d’après 1917 4e quatuor, 4e mouvement Quatre monologues sur des poèmes de Pouchkine mort de Staline le 5 mars 1953 composition et création du 4e quatuor composition et création des mélodies juives composition et création du concerto pour violon poésies populaires juives