De la Russie tsariste
à la Russie soviétique: Beregovski
Entre les derniers feux de la réalité culturelle évoquée plus haut et le flambeau symbolique repris par Chostakovitch en 1944 dans sa première œuvre d’inspiration juive, près d’un siècle s’est écoulé… Il n’entre pas dans mon propos d’expliquer par le menu comment la musique populaire juive de Russie est passée de l’état de réalité à celui de symbole (quelques repères suffiront), mais deux questions restent incontournables: comment Chostakovitch a-t-il eu accès à cette culture moribonde qu’était devenu le klezmer après la guerre, et qu’est-ce qui a motivé chez lui un intérêt si rare chez les autres compositeurs goïs de son époque…
Pour les «quelques repères», il s’agit de rien moins que d’évoquer l’histoire des Juifs en Russie entre 1855 et 1944, c’est-à-dire sous les règnes successifs des tsars Alexandre II (1855-1881), Alexandre III (1881-1894), Nicolas II (1894-1917), Lénine (1917-1924) et Staline (au pouvoir depuis 1922). Pour cette synthèse difficile, je vous renvoie au livre d’Arkadi Vaksberg, Staline et les juifs : l'antisémitisme russe: une continuité du tsarisme au communisme (Laffont, 2003), ainsi qu’à l’article «Empire tsariste et Union soviétique» rédigé par Jonathan Frankel pour l’ouvrage collectif intitulé Les juifs et le XXe siècle: Dictionnaire critique (Calmann-Lévy, 2000).
Sous le règne d’Alexandre II, deux facteurs vinrent appauvrir le shtetl et menacer sa vie culturelle: le départ des Juifs particulièrement «efficaces» suite à l’autorisation qui leur fut donnée de s’installer en Russie «intérieure»; et la perte du monopole des échanges «à distance» suite au développement des communications…
Après 1870, la montée des nationalismes raviva le vieux sentiment anti-juif dans toute l’Europe, et surtout à l’Est, où Alexandre III instaura dès 1882 les «lois de Mai» génératrices de terribles pogromes, eux-mêmes suivis d’une vague d’émigration sans précédent : deux millions et demi de Russes entre 1881 et 1908, essentiellement en direction des USA. Et la culture traditionnelle dut faire face à une nouvelle menace : la concurrence des disques, films et partitions qui parvenaient à la Zone de résidence dans les bagages des cousins américains en visite au shtetl…
Sous le règne du très nationaliste Nicolas II, les Juifs russes excédés se lancèrent dans l’activité politique, en rêvant, les uns d’un Etat juif à l’étranger (les sionistes), les autres d’une forme d’autonomie non territoriale au sein de l’Empire (les «bundistes»).
Les révolutions de 1905 et de 1917 eurent un effet double : d’une part les horreurs de la guerre civile et la «terreur d’état» des années 1918 à 21– dont les Juifs d’Ukraine furent les premières victimes (cf. les pogroms de 1903-6, les massacres de l’Armée Blanche en 1917, les pogroms de 1919…) ; d’autre part les dispositions du nouveau régime, qui accordaient aux Juifs la liberté de s’exprimer, de s’établir n’importe où, de fréquenter lycées, universités et conservatoires, d’intégrer la fonction publique, de promouvoir la langue et la culture juives : ce fut certes un âge d’or pour les Juifs d’URSS, mais ce judaïsme soviétique (celui des Chagall et autres Isaak Babel…) porta un coup fatal à la culture ashkénaze traditionnelle, et lui-même ne dura pas dix ans (du milieu des années 20 à 1932)…
Venu au pouvoir en 1922, Staline ne fut un cadeau pour personne, mais il fit particulièrement souffrir les Juifs, car il était affligé de cet antisémitisme primaire qui ravageait la Russie profonde depuis plus d’un siècle ; et non content de ne rien faire pour la combattre, il fit tout pour l’attiser du haut de son pouvoir totalitaire, d’abord en se cachant - urbi et orbi - derrière de belles parades «internationalistes», puis (après ses prises de position pro-palestiniennes en 1948) en préparant plus ou moins ouvertement une «solution finale» qui, si elle n’avait pas été stoppée par sa mort le 5 mars 1953, aurait bientôt fait pâlir les scores d’Hitler…
C’est ainsi qu’en 1937, en plein milieu des «Grandes Purges» (1935-1939) visant à éliminer tous les vieux tribuns de la révolution (dont 40% étaient juifs), l’ethnomusicologue Moshe Beregovski reçut l’ordre surprenant de réunir un ensemble de klezmorim (l’«Ensemble d’Etat de musique et de chants populaires juifs de la République socialiste soviétique d’Ukraine», sous la direction de M.I. Rabinovitch), et de faire sonner leurs instruments – muets depuis plus de vingt ans - devant les micros de la société de disque d’Etat Gramplastinok…
Fils d’un melamed (instructeur religieux des petits) ukrainien, Moisey Beregovski (1892-1961) avait réussi à entrer dans la «grande ville» de Kiev en 1905 et à y faire des études : au Conservatoire (1915-20), puis au Département d’ethnographie musicale de l’Académie des sciences, où ses recherches sur la musique klezmer en voie de disparition lui valurent d’être nommé en 1929 directeur de la «Section de musique folklorique de l’Institut de culture juive» (rebaptisée «Institut pour la culture prolétarienne juive» en 1933). Là, pendant vingt ans (1929-49), il poursuivit le travail entrepris notamment par Salomon An-ski en 1913 (cf. Contextes.2), et réunit la plus grande collection de musique juive traditionnelle de l’Est.
On la connait aujourd’hui essentiellement grâce aux publications de Mark Slobin aux USA (1982) et de Joachim Braun en Israël. Comme Rita Ottens et Joel Rubin, on a du mal à comprendre comment Beregovski put publier en 1934 un livre en yiddish sur «la musique populaire juive», et soutenir dix ans plus tard une thèse sur la musique klezmer – bref qu’il dût attendre 1951 pour passer quatre ans au GOULAG… En mettant les musiciens juifs de Rabinovitch à l’honneur, les Ukrainiens cherchaient sans doute à prévenir les accusations de «nationalisme ukrainien» en provenance de Moscou, et Moscou tenait lui-même «à prouver à l’étranger que les bruits courant sur la liquidation de l’élite communiste juive en URSS étaient sans fondement» (Klezmer-Musik p27). Ou alors, comme Hitler avec le «Musée juif central» de Prague, Staline voulait garder un petit souvenir…
Nous avons la chance de pouvoir entendre cet orchestre sur le CD «Oytsres» de Ottens et Rubin, qui en parlent ainsi dans leur livre Klezmer-Musik (p35) : «Le jeu d'ensemble possède tous les signes du son klezmer dense et riche de cette époque: violons qui pleurent, trompettes aux attaques sèches dans le style militaire, clarinettes mélancoliques, flûtes en trilles, et un rythme martelé et entraînant, scandé par le vigoureux tuba. Tous les instruments se déploient en une hétérophonie qui est un véritable miracle sonore.» Un miracle dans la mesure où les enregistrements commerciaux réalisés dès cette époque par les Soviétiques comme par les Américains sont déjà très éloignés (à la baisse…) de la riche tradition originale…
Chostakovitch a bien connu Beregovski. Ils eurent le même professeur de composition (Maximilien Steinberg), mais pas en même temps : quand Moisey passa au Conservatoire de Saint Petersbourg entre 1922 et 1924, Dimitri s’en éclipsait, car il termina ses études de piano en 1923, et ne commença celles de composition qu’en 1926... Ce qui fait que leur première rencontre date peut-être de 1934, quand Beregovski présenta devant un jury du Conservatoire de Leningrad - où siégeait Chostakovitch - le livre qu’il venait de publier sur la Musique populaire juive. Entre cette année 1934 où le compositeur découvrit les travaux du musicologue, et l’année 1956 où le premier œuvra activement à la réhabilitation du second à son retour de Sibérie, il y eut nécessairement entre eux une forme d’échanges – quoique je ne retrouve dans aucune des 140 chansons du volume de 1934 les traces des Poésies 2 (une comptine…) et 5 («Avertissement») dont parle F. Lemaire (op. cit. p. 544) en citant Joachim Braun…
Chostakovitch a-t-il entendu en juin 1924 à Leningrad l’Ouverture sur des thèmes juifs de Prokofiev ? Composée à New-York en 1919, c’est peut-être la première incursion de la musique klezmer dans une partition classique : Sergueï venait de retrouver d’anciens camarades juifs du Conservatoire de Saint-Petersbourg, qui, émigrés aux USA, jouaient de la musique klezmer avec leur ensemble Zimro formé d’un quatuor à cordes, d’une clarinette et d’un piano. Ils montrèrent au compositeur un recueil de mélodies juives en lui demandant de leur écrire quelque chose, et, séduit, celui-ci s’acquitta aussitôt… Au même moment (entre la Révolution et la fin des années 20) fleurissaient d’ailleurs des œuvres similaires dues à des compositeurs juifs soviétiques, telles que les Esquisses juives (1909-1910) pour quatuor à cordes et clarinette d’Alexandre Krein, ou les Chants et danses du ghetto (1927) d’Alexandre Veprik…
Chostakovitch n’était pas plus juif que Prokofiev, mais il se laissa plus volontiers inspirer par la musique juive. D’abord parce qu’en URSS dans les années 1918-1936 (le créneau du séjour de Prokofiev à l’Occident), une bonne partie de l’intelligentsia était juive, et Chostakovitch put ainsi compter de nombreux Juifs parmi ses collaborateurs et ses amis: il travailla par exemple en 1929 avec le metteur en scène Vsevolod Meyerhold en jouant du piano dans son théâtre de Moscou et en écrivant la musique de La Punaise de Maïakovski, et Meyerhold prit sa défense en 1936 dans l’affaire Lady McBeth – avant d’être, comme Isaac Babel, exécuté en 1940, quand Staline fit du zèle pour complaire à Hitler…
Chostakovitch avait aussi une conscience très forte – et plutôt rare chez un compositeur – de la situation sociale, politique et culturelle de son pays, et cette conscience était liée à une forme d’empathie qui le rendait particulièrement sensible à toute forme d’oppression. Et quoiqu’il fût réputé pour son objectivité et qu’il ait fuit toute pose romantique, il n’a pas hésité à s’exprimer dans sa musique. Mieux : quand il fut sommé - comme tous les libres penseurs de la Russie soviétique - de se taire, ou pire, de tenir des propos non sincères, il a trouvé dans sa musique sa seule façon de s’exprimer…
Je vous propose donc d’explorer la piste privilégiée qui relie les références juives de la musique de Chostakovitch à certains évènements et certains noms clés de l’histoire des Juifs en Russie soviétique tels qu’on peut les retrouver dans les livres de Krzysztof Meyer (Fayard, 1994) et de Solomon Volkov (Editions du Rocher, 2005).