La musique juive
De même que les Juifs ashkénazes ont deux langues (l'hébreu et le yiddish), de même ont-ils deux musiques, la musique sacrée réservée au culte synagogal, et la musique profane des fêtes populaires, appelée «klezmer». La clé d'accès à ce répertoire est le très beau livre de Frans Lemaire (un goï lui aussi), Le destin juif et la musique (Fayard, 2001), qui présente un panorama ouvert à «trois mille ans d'histoire» ainsi qu'aux interactions du «destin juif» avec l'histoire de la musique occidentale : il traite donc à la fois du « monde ashkénaze» (chapitre III) et du créneau «De la Russie tsariste à l'Union soviétique» (chapitre XII) ; mais son principal intérêt est de montrer comment la musique dite classique s'est trop souvent comportée comme la complice «hors de tout soupçon» d'un antisémitisme persistant…
Formé des mots hébreux «klej» (instrument) et «semer» (mélodie), «klezmer» a désigné tout d'abord l'instrument de musique, puis, par extension, l'instrumentiste (pluriel klezmorim), et enfin la musique juive jouée avec la participation d'instruments, c'est-à-dire hors de la synagogue où ils ne sont pas admis. Mais le répertoire klezmer du XIXe siècle ne se limitait pas à la musique instrumentale : à côté des pièces instrumentales proprement juives (réservées à la communauté) figuraient à parts égales des mélodies non juives (surtout moldaves et ukrainiennes, soumises à un processus de «klezmérisation»), et enfin des «chansons populaires juives» - profanes ou religieuses «paraliturgiques»: les mélodies chantées pendant le shabbat à commencer par les nigunim (pluriel de nign, mélodie) hassidiques, mais aussi la musique des jeux de Pourim et des badkhonim (les animateurs de mariage) à l'origine des chansons des «Broder-Sänger» (chanteurs de la ville de Brod en Galicie) et du théâtre d'opérette yiddish évoqué plus haut.
Pour tout ce qui concerne la musique klezmer dans cette leçon, la référence est le livre Klezmer-Musik (Bärenreiter, 1999) publié en 1999 avec un CD (Oytsres - Treasures, Klezmer Music 1908-1996, Wergo, 1999) par Rita Ottens et Joël Rubin (une musicologue et un musicien), avec le souci de présenter la musique klezmer dans sa complexité «écologique», c'est-à-dire sans la détacher de son environnement culturel: la pratique de la religion juive, le fondement linguistique du yiddish et de l'hébreu, les autres cultures musicales traditionnelles du Sud-Est de l'Europe, et la connaissance du Renouveau yiddish. «Ce n'est que par une approche interdisciplinaire, fédérant des éléments issus de l'ethnomusicologie et de la musicologie historique, de la judaïstique, de l'étude comparative des religions et des lettres, de l'histoire et de la sociologie… qu'il nous fut possible d'explorer les développements complexes de la musique klezmer traditionnelle, et de présenter son cheminement à travers les époques et les continents» (p13): je ne saurais mieux définir ma propre approche des Poésies populaires juives de Chostakovitch…
Le seul inconvénient du livre de Ottens et Rubin est qu'il est écrit en allemand, qu'il ne semble pas avoir été traduit, et qu'il est apparemment épuisé. Une excellente alternative est le «site (suisse !) de la musique klezmer» de Michel Borzykovsky, qui est à la fois très bien documenté, très bien présenté et très bien illustré.
La plus importante des fêtes populaires juives est le mariage, qui, sans être un «sacrement» (il n'est pas célébré à la synagogue), est bien sûr, comme toutes les cérémonies de mariage, investi d'un «sens sacré». La musique du mariage juif sera donc instrumentale, mais les klezmorim devront, outre divertir l'assemblée, créer une sorte de climat «magique», et ils y parviendront grâce à leur jeu d'une extraordinaire puissance d'expression, reposant sur une aptitude qu'ils appellent «umetike», et qui est particulièrement mise à l'épreuve au cours du rite du «kale-bazetsn». Il s'agit là à l'origine d'éloigner les mauvais esprits du couple, mais les hurlements des assemblées païennes et des pleureuses médiévales sont relayés par les lamentos de nos klezmorim de l'Est, qui s'en sont fait une spécialité: en Europe orientale (et particulièrement en Ukraine) les musiciens juifs connurent en effet une réception idéale, leur «umetike» entrant en phase avec l'ardeur et l'émotivité musicales des peuples slaves.
Voici à titre d'exemple 30 secondes du «Kale-baveynens» extrait de l'album intitulé The soul of klezmer (CD double) - une compilation de référence réalisée par Christian Scholze pour Network en 1998: «une improvisation rituelle jouée autrefois au début des mariages pour faire pleurer [«beweinen» en allemand] la mariée [«kale» en hébreu]» (Christoph Hermann, livret du CD).
Cet «umetike» d'origine orientale n'est pas limité à la musique des klezmorim (instrumentistes); elle se retrouve aussi chez les cantors (khazonim) de la musique liturgique, chez les diverses chanteurs de la musique vocale paraliturgique et profane, chez les musiciens qui reviendront à l'Ouest après les massacres du cosaque Chmiel en 1648 (cf. infra) - et jusque dans les pages d'inspiration juive de la musique savante comme les fréquents «klagend» des partitions de Mahler ou les lamentos omniprésents de notre op. 79…
Une bonne illustration du caractère universel de cet «umetike» est la nouvelle de Isaac Leybush Peretz intitulée «A gilgl fun a nign» (La migration spirituelle d'une mélodie), qui montre, entre autres transformations, la mutation d'un «mazltov» (bravo, bonne chance) - la musique animée qui accompagne le couple vers le dais nuptial après le bazetsn - en un déchirant «El male rah'amim» (Dieu, plein de miséricorde) - une prière des morts. J'aurai l'occasion de reparler de la nouvelle de Peretz, mais je voudrais vous faire entendre ici 30 secondes de cette prière des morts chantée par le cantor Shalom Katz sur le CD accompagnant le livre consacré aux Musiques liturgiques juives par Hervé Rotten dans la collection «Musiques du monde» (Cité de la Musique/Actes Sud, 1998).
Shalom Katz est un Juif d'origine roumaine qui, alors qu'il allait être fusillé dans un camp d'extermination en 1941, demanda la permission de chanter cette prière avant de mourir ; et l'officier chargé de son exécution fut tellement impressionné par son chant qu'il lui permit de prendre la fuite. D'après un chroniqueur cité par Ottens et Rubin, la même prière créa le même effet en 1648, à l'occasion de «la capitulation de quatre communautés juives devant les Tartares, les Alliés du "méchant chef cosaque Chmiel": quand le khazn Hirsch de Zywatow entonna cette prière hébraïque des morts, toute la communauté éclata en sanglots. Grâce à ce chant, les meurtriers sanguinaires laissèrent les Juifs tranquilles et leur rendirent la liberté» (Klezmer-Musik p72).
L'art des khazonim (cantors) qui «cantillent» les textes sacrés d'une voix forte, repose sur leur capacité à improviser des formules expressives toujours renouvelées de façon à captiver sans cesse leurs communautés avec le sens sacré des textes. «Dès l'époque du Talmud commença à s'ajouter une dimension esthétique, qui prit goût à la belle voix dans laquelle la composante émotionnelle de la religion juive se lie avec une mélodie émouvante en elle-même.» (Klezmer-Musik p80).
Je profite de cette incursion dans les textes sacrés pour vous rendre attentifs aux prénoms des personnages qui interviennent dans les Poésies populaires juives, et qui pour la plupart, proviennent de la Bible hébraïque: Abraham (Avrom en yiddish : PPJ n°4) est l'ancêtre commun aux Hébreux et aux Arabes, ainsi que l'homme de l'Alliance ; Moïse (le Moyshele de la PPJ n°1) est l'homme de la sortie d'Egypte, du Tabernacle et des Tables de la Loi ; Elie (PPJ n°6) est le plus anciens des prophètes…