1944 : Sollertinski
et le deuxième trio
Le 8 décembre 1943, Chostakovitch écrit à son ami Glikman qu’il travaille à la composition d’un «trio pour piano, violon et violoncelle» : c’est l’op. 67, qui constitue la plus ancienne des confidences musicales «philosémites» de Chostakovitch, et qui doit son inspiration juive d’une part à Fleichman (dont Chostakovitch est en train de terminer Le Violon de Rothschild), mais aussi à deux évènements tragiques qui vont se succéder au cours de l’année 1944.
Le premier est le décès d’Ivan Sollertinski, qui était comme Glikman l’un des meilleurs amis de Chostakovitch. Ils s’étaient connus en 1921 : Ivan avait alors dix-neuf ans et Dimitri quinze, et le cadet était très intimidé par la culture de son aîné. «Ce polyglotte maîtrisait en outre une bonne douzaine de langues et de dialectes, dont le persan ancien et le sanskrit. Il écrivait son journal intime en vieux portugais, pour s’assurer de son inviolabilité» (K. Meyer, p101). Mais l’érudit se doublait d’un homme gai, simple et pragmatique, qui conquit Chostakovitch pour la vie. Hélas cette vie ne dura que 42 ans, puisque Sollertinski mourut d’une crise cardiaque en février 1944.
Originaire de Vitebsk comme Chagall, Sollertinski eut une activité de critique, d’enseignant, d’éditeur, et de directeur artistique dans des domaines incluant la littérature, le théâtre et la musique, et au niveau des plus hautes instances culturelles de l’URSS des années 20 et 30. En musique, il défendit avec ardeur les compositeurs contemporains, les trois Viennois et les derniers romantiques (comme Mahler, qui devint grâce à lui l’idole de Chostakovitch), mais aussi des compositeurs plus légers comme Offenbach. Chostakovitch décida de dédier à la mémoire de son ami ce trio dont ils s’étaient entretenus peu avant sa mort, et il en reprit la composition à zéro.
Ce travail traîna jusqu’au jour d’été où Chostakovitch prit connaissance par la presse des horreurs des camps d’extermination de Majdanek et de Treblinka en Pologne, telles qu’elles venaient d’être découvertes (le 23 juillet) par l’Armée Rouge : en deux semaines (jusqu’au 13 août), il écrivit le final en utilisant deux thèmes de musique klezmer :
Ce thème sera repris seize ans plus tard - accéléré en «allegro molto» - dans le huitième quatuor op. 110, comme deuxième thème du deuxième mouvement. Il apparaît parmi les nombreuses autres réminiscences thématiques qui ont valu à ce quatuor son qualificatif d’ «autobiographique».
L’une de ces réminiscences (celle qui ouvre le premier mouvement) est la cellule ré - mi♭ - do - si♮, qui correspond aux initiales «phonétiques» de Dimitri Schostakovitch selon le code de la notation littéraire et musicale allemande (cf. ma «grande leçon» sur le Carnaval de Schumann). Le compositeur s’explique de ce choix dans une lettre à Glikman en date du 19 juillet 1960 : «Je me suis dit que si je mourais un jour, personne ne songerait à écrire une œuvre à ma mémoire. Aussi ai-je décidé de l’écrire moi-même. On pourrait mettre sur la couverture «Dédié à la mémoire de l’auteur de ce quatuor» […]. J’y ai utilisé les thèmes de mes différentes compositions […]. Une sacrée salade. Le pseudo-tragique de ce quatuor est tel qu’en le composant j’ai versé autant de larmes qu’on perd d’urine après une demi-douzaine de bières.»
Le quatuor est en fait dédié «A la mémoire des victimes du fascisme et de la guerre», qui ont peut-être été rappelées à la mémoire du compositeur par le spectacle de la ville de Dresde au lendemain de la guerre - car c’est là qu’en quelques jours du mois de juillet 1960 il écrit son op. 110 ; et des «victimes du fascisme» (et des seaux de larmes !) à la musique juive, il n’y avait qu’un pas, qui fut franchi non seulement dans ce thème issu du trio op. 67, mais aussi dans le premier thème du même deuxième mouvement : ancré sur sol♯ mineur, il présente un II bas ainsi que de fréquents chromatismes, et il est scandé par de violents «sforzandos» fortississimo aux trois cordes graves, qui sonnent comme autant de «coups de poignard»…