Littérature yiddish: Quelques repères
Avant d’être traduites en russe, ces poésies furent écrites en yiddish. Le yiddish s’écrit avec des caractères hébraïques, mais nous ne le rencontrerons ici que translittéré en caractères romains, avec les mêmes problèmes de divergences nationales que ceux posés par la translittération du russe. Contentons-nous d’un exemple: un extrait de la septième Poésie, noté en yiddish hébraïque, ainsi qu’en translittérations allemande, française et anglaise – cette dernière tendant à l’universalité (cf. le site www.yivoinstitute.org).
Le yiddish fut imprimé dès le XVIe siècle, d’abord à des fins «instrumentales» (pédagogie, littérature de divertissement, notamment à l’intention des femmes, qui n’avaient pas accès à l’hébreu), puis (fin du XIXe siècle) avec une véritable vocation esthétique.
L’un des meilleurs moyens de se familiariser avec le monde du shtetl est de lire la littérature yiddish du tournant du XXe siècle, et l’un des meilleurs moyens d’aborder cette littérature est de feuilleter les deux volumes de l’anthologie publiée par Rachel Ertel sous le titre Royaumes juifs (Laffont, collection «Bouquins», 2008 et 2009). C’est de là (du premier volume) que proviennent les extraits que vous rencontrerez au chapitre des «Détails», ainsi que les quelques repères que voici.
Les trois fondateurs (les «classiques») de la littérature yiddish sont Mendelè-Moïkher-Sforim, Sholem-Aleïkhem, et I.L. Peretz. Tous trois ont écrit dans la langue sacrée (hébreu) et dans la langue ambiante (russe pour les deux premiers, polonais pour le dernier) avant d’opter pour le yiddish - reconnu langue nationale à l’égal de l’hébreu à la conférence de Czernowitz en 1908. Mais leur maturité littéraire, ils la doivent avant tout à deux mouvements de pensée contemporains (1750-1850) et antagonistes (je préfèrerais dire complémentaires…), qui correspondent grosso modo à nos «Lumières» (défense de la raison) et à notre «romantisme» (valorisation de l’imagination): la Haskalah et le hassidisme.
La Haskalah demande à être connue de plus près, car elle aboutit à des situations diamétralement opposées en Ashkénazie occidentale et en Ashkénazie orientale: si à l’Ouest le mouvement incita à l’assimilation et à la confessionnalisation, à l’Est il mena à la nationalisation et la sécularisation. D’où, à l’Est, un formidable développement littéraire en yiddish (traductions, écrits pédagogiques, articles de journaux – c’est dans des revues que parurent les œuvres des «classiques»…) qui, lié à une formidable expansion géographique (le début des migrations vers l’Europe de l’Ouest et les Amériques), offrit une nouvelle culture juive à l’ensemble du monde où étaient implantés des Juifs.
Le hassidisme nous concerne aussi de très près dans la mesure où, proche en cela du quiétisme catholique et du piétisme protestant, il proclame que Dieu est un dieu d’amour plus que de justice, qu’il est omniprésent dans l’univers, et qu’on peut donc le servir par tout acte de la vie quotidienne accompli avec ferveur. Le hassidisme fait ainsi une place de choix à la danse et à la musique, toujours vécues comme une sorte de transe, un débordement de l’âme, loin de toute réflexion théorique ou esthétique. Aussi les récits hassidiques préfèrent-ils souvent l’oralité à l’écriture, et la musique vocale les «lalies» (syllabes asémantiques), les vocalises et le chant à bouche fermé, aux paroles…
Si Peretz est aussi à lire dans notre contexte, nous nous intéresserons essentiellement à Sholem-Aleïkhem (1859-1916), qui est l’écrivain yiddish le plus connu au monde – ne fût-ce que par la comédie musicale Fiddler on the roof (Un Violon sur le toit) que Joseph Stein tira de son Tevye der Milkhiker (Tevié le laitier) en 1964. «Sholem-Aleïkhem» est un pseudonyme qui signifie «La Paix soit avec vous» - et qui n’est pas loin du «salām ‘alaikum» arabe qui a donné nos «salamalecs» !
Après le terrible pogrome de Kiev en 1905, l’homme quitta son Ukraine natale pour la Galicie (à la frontière de l’Ukraine et de la Pologne actuelles), la Bucovine (à la frontière de l’Ukraine et de la Roumanie actuelles), la Roumanie, la Suisse, la Belgique, l’Allemagne, l’Italie (où il tenta de soigner sa tuberculose), puis Vienne, Paris, Londres, Berlin, et enfin (à la déclaration de la guerre) New-York, où il mourut deux ans plus tard.
Mais l’écrivain n’a jamais quitté la «zone de résidence» ; ses récits s’articulent en effet autour de trois «pôles» auxquels correspondent trois types caractéristiques du monde traditionnel juif au tournant du XXe siècle: 1) les «petits hommes» du shtetl de Kasrivelké (de kesser, «joyau» et kassril, «miséreux»), qui tentent de subvenir à leurs modestes besoins; 2) le paysan juif (yichouvnik) de l’espace rural, tel Tevié le laitier et ses cinq filles à marier, qui a besoin d’un enracinement juif plus fort pour mieux résister à l’environnement goï ; 3) les louftmentch («hommes de l’air») de la grande ville (Kiev, Londres ou New-York), tel Menachem-Mendl, qui laisse sa Cheïnè-Cheïndl à Yehoupetz (Kiev), et lui écrit des villes boursières où il cherche en vain la fortune…
Je vous invite vivement à découvrir – si ce n’est déjà fait – le roman de Sholem-Aleykhem intitulé Tèvié le laitier: le texte a été traduit en français par Edmond Fleg (A. Michel, 1990), qui s’est inspiré du yiddish tel qu’il était encore parlé en Alsace il y a vingt ans; et la version théâtrale posthume réalisée par Y. Dobrouchine en 1917 a inspiré – entre autres dérivés plus ou moins fidèles - Fiddler on
the roof, la comédie musicale de Joseph Stein dont j’ai parlé plus haut, et dont Norman Jewison a fait un film disponible en DVD (Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc., 1971).
En effet, les cinq filles de Tévié incarnent autant de destins juifs du tournant du siècle, dont trois trouvent un écho dans notre op. 79:
Un autre romancier yiddish a contribué d’une façon originale à témoigner de la culture traditionnelle des Juifs de Russie: c’est Shalom An-ski (1863-1920). Natif comme Chagall de Vitebsk, il fut expulsé comme «narodnik» (populiste) en 1891, et passa treize ans à l’étranger (Allemagne, Suisse, et surtout Paris). A son retour en 1905, il participa à une expédition ethnographique financée par la famille Ginzburg et menée entre 1911 et 1914 en Ukraine, Podolie et Volhynie, aux fins de sauver les vestiges d’une culture traditionnelle mise en péril par la modernité, les pogroms, et l’émigration… Parmi les trésors recueillis figurent les croyances et les contes hassidiques dont Salomon An-sky fera son célèbre Dibbouk, ainsi que des chansons populaires qui seront publiées à Berlin en 1923 par les éditions Yuval de Joël Engel (Lemaire, Le destin juif..., p 97).
C’est dans ce type de compilation que Chostakovitch trouva les textes de ses mélodies: les Poésies 1, 2, 3, 4, 6, 7 et 8 proviennent de l’anthologie de A.D. Yuditski et Y. Dobrouchine (cf. infra) publiée en yiddish en 1936 et en russe en 1947, la 5ème étant issue d’un recueil publié par Z. Skudinski en 1936.
J’ai utilisé moi-même les quatre volumes des Yiddish Folksongs publiés par Aharon Vinkovetzky à Jérusalem entre 1983 et 1989: la collection contient 340 chansons (regroupées en 14 thématiques), dont cinq figurent dans notre op. 79: une chanson d’amour, deux berceuses, et deux chansons de misère; et elle fournit, en plus des textes yiddish en caractères hébraïques et romains, leurs traductions (résumées) en anglais… et leurs mélodies.
Une issue privilégiée pour ces récits et ces chansons populaires juifs fut le théâtre: alors que le théâtre yiddish (qui florissait en Pologne, à Prague et à Budapest) avait été interdit par Alexandre III en 1883, Lénine créa en 1920 le «Théâtre juif d’Etat» (Gossoudarstennyï Yevreïskiï Teatr = GOSET), en en confiant la direction au disciple de Max Reinhardt Alekseï Granovski (1880-1937). Ce «théâtre de
chambre» ouvrit ses portes à Moscou le 1er janvier 1921 avec une «Soirée Sholom Aleykhem», pour laquelle Y. Dobrouchine (cf. supra) réalisa les adaptations théâtrales nécessaires, et Marc Chagall (1887-1985) peignit ses célèbres panneaux, parmi lesquels «L’Introduction au théâtre juif» (cf. Détails/11) ainsi que «la Musique» et «la Danse». C’est du reste Chagall, l’enfant de Vitebsk, qui révéla à Granovski, le «cosmopolite» de la grande ville, le monde du shtetl dont le metteur en scène nourrira ses prochains spectacles comme Trois grains de sel juifs en 1924 (le troisième, Une nuit chez un rabbin hassidique, s’inspirant du Dibbouk d’An-sky), ou La Nuit sur le vieux marché en 1925 (d’après le «drame poétique» d’Isaac-Leib Peretz). Le dernier chef-d’œuvre de Granovski avant son exil en 1928 fut le spectacle Benjamin III – le «Don Quichotte juif» - d’après Mendele Loïcher Sforim.
Mais le véritable fer de lance du «Théâtre Juif d’Etat» fut le célèbre acteur Solomon Mikhoels, qui succéda à Gravinovski à la tête du Goset en 1928: nous aurons l’occasion d’en reparler bientôt (Contextes/9), mais vous pouvez le voir dès à présent sur une maquette de Chagall pour l’une des trois pièces de la «Soirée» inaugurale de 1921 (Les Agents, Le Mensonge, Mazeltov), ainsi que dans le film Le Bonheur juif (cf. Détails/11) tourné par Granovski en 1925 dans le shtetl de Berdytchiv.
Il y a loin des spectacles burlesques du Goset à la tradition du théâtre yiddish dont l’histoire remonte, via l’art populaire des badkhonim et des brodersänger (cf. infra) et les comédies du «Molière juif» Abraham Goldfaden (1840-1908), jusqu’aux Jeux d’Esther de Pourim (le «Carnaval» juif) tels qu’on les connait depuis le XVIe siècle. Mais le GOSET est incontournable dans notre perspective du fait que son histoire (1920-1949) est contemporaine de celle du compositeur de l’op. 79, et que son esthétique est consubstantielle de la musique klezmer.
Avant d’aborder ce chapitre essentiel de nos «Contextes» qu’est la musique juive, je vous renvoie à l’article de Vladislav Ivanov, «La musique dans les spectacles du GOSET», publié dans le catalogue de l’exposition consacrée à Lénine, Staline et la
musique à la Cité de la musique d’octobre 2010 à janvier 2011 (pp 201-212).