1962 : Evtouchenko
et la 13ème symphonie (Babi Yar)
La création des Poésies Populaires juives dans leur version orchestrale eut lieu le 19 février 1963 à Gorki (redevenue aujourd’hui Nijni Novgorod), sous la direction de Gennady Rozhdestvensky , et avec les seuls incipit en guise de titres. C’était deux mois après la création de la treizième symphonie op. 113 - la dernière œuvre où Chostakovitch prit les armes pour la cause juive. Il n’avait alors plus à craindre pour lui-même, car depuis la mort de Staline, il accumulait les distinctions, en URSS comme à l’étranger.
Les Juifs en revanche n’avaient pas fini de trembler : Khrouchtchev mit l’échec de sa politique économique sur leur compte, déclenchant ainsi une vague d’antisémitisme d’une ampleur sans précédent. Le poète Evtouchenko, un « Russe authentique » ( !), eut le courage de dénoncer cet antisémitisme ambiant dans un poème intitulé «Babi Yar» et publié dans la Literatournaya Gazeta du 19 septembre 1961. Et cet autre « Russe authentique » qu’était Chostakovitch soutint Evtouchenko en intégrant le poème dissident à sa treizième symphonie, intitulée elle aussi «Babi Yar».
Babi Yar est le nom d’un ravin des environs de Kiev où eut lieu la première opération d’extermination massive des Juifs par les nazis : là, les Einsatzgruppen d’Hitler (littéralement « unités d’intervention » mais pratiquement « commandos de la mort ») fusillèrent trente-quatre mille Juifs, hommes, femmes et enfants, en trente-six heures les 29 et 30 septembre 1941 – ce dont la presse rendit compte en décembre 1943 (plus de deux ans après !) par les lignes suivantes : « les bandits hitlériens ont rassemblé à l’angle des rues Melnikov et Dokterev des milliers de civils soviétiques [c’est moi qui souligne]. Les bourreaux les ont conduits à Babi Yar, les ont dépouillés de leurs objets de valeur pour ensuite les fusiller » (Vaksberg p 125).
Touché par la profession de foi du poète (« face aux ennemis des Juifs, je me sens juif moi-même »), Chostakovitch fit de « Babi Yar » un poème symphonique avec basse et chœur de basses; puis il eut l’idée d’une « symphonie vocale » en cinq mouvements sollicitant quatre autres poèmes de Evtouchenko : trois publiés en 1962 (Humour, Dans le magasin, Carrière), et un quatrième (Peurs) rédigé pour la circonstance à la demande du compositeur.
La perspective de la création effraya les interprètes initialement prévus, la basse Boris Gmyria et le chef Mravinski - le créateur attitré des symphonies de Chostakovitch depuis 1937… Mais malgré toutes les embûches semées sur son chemin par le régime de Khrouchtchev, Chostakovitch tint bon, et la treizième symphonie fut créée à Moscou le 18 décembre - dans un délire d’applaudissements - par le chef Kondrachine et la basse Gromadski.
Nous écouterons 30 secondes de la fin de «Babi Yar» – donc du premier mouvement de la treizième symphonie de Chostakovitch. Dans le passage correspondant au texte ci-joint, le rythme est celui d’une marche funèbre en si♭ phrygien. La voix fait alterner le soliste et les choristes : le soliste représentant le poète et le compositeur témoignant du massacre ; les choristes, qui chantent une espèce d’arioso à l’unisson, représentant les milliers de morts de Babi Yar ; soliste et choristes se rejoignant sur le dernier vers. La couleur est très sombre, du fait des voix (des basses, exclusivement), mais aussi des instruments - graves eux aussi, les aigus n’apparaissant que tardivement (les violons à la fin du deuxième chœur, les bois juste avant le deuxième solo, les trompettes pour le dernier tutti) : c’est l’ambiance du dernier chœur de la Khovanchtchina, avec les Vieux-Croyants autour de Dossifeï…
Je dirai pour conclure que Chostakovitch a fait avec la musique juive ce que Liszt a fait avec la musique tzigane : tous deux ont défendu une minorité opprimée pour laquelle ils avaient à la fois une grande admiration et une grande compassion ; tous deux se sont identifiés à cette minorité à laquelle ils n’appartenaient pourtant pas ; et tous deux ont intégré cette minorité à l’art universel par le biais de leur musique.
Ils l’ont dit: quand Chostakovitch écrit à propos des mélodies populaires juives « c’est si proche de mes idées sur ce que la musique devrait être » , il fait écho aux propos de Liszt à la fin de son livre de 1859: « Si nous avons longuement entretenu nos lecteurs des Bohémiens et de leur musique en Hongrie, c’était dans l’espoir de faciliter l’adoption de cette musique, si chère à notre patrie, dans la sphère la plus élevée de l’art, dans celle qui est commune à l’humanité entière, où tous les peuples s’abreuvent aux sources vives de toute poésie sublime… » (p 346).
Ils l’ont dit et ils l’ont fait : la neuvième symphonie de Chostakovitch (par exemple) n’est jamais citée comme une œuvre d’inspiration juive, mais son deuxième mouvement commence par un thème A (cf. Détails/1), que personnellement je trouve plus significatif du « philosémitisme » de Chostakovitch que tous les extraits entendus jusqu’ici, précisément parce qu’à ce niveau de fusion, on ne peut plus distinguer l’emprunteur de l’emprunté, l’objet du sujet : la réponse personnelle de Chostakovitch aux emphases officielles de la victoire soviétique de 1945 est un éloge discret mais manifeste de la « sublime poésie de cette musique ».