Modalité

Un autre élément commun à toutes les musiques juives, aussi significatif que la puissance de l’expression et l’importance de l’improvisation, réside dans la variété et la particularité des modes. «La musique klezmer […] n’a pas élaboré de théorie. Elle n’est ni purement «modale» comme le chant synagogal, ni tonale comme le majeur-mineur de l’harmonie fonctionnelle, mais faite d’éléments issus des deux systèmes. Quoique le matériel mélodique consiste essentiellement en des unités évoluant à l’intérieur d’une tierce ou d’une quinte, on peut dire que la musique klezmer repose sur quatre échelles
principales
, chacune dépassant l’étendue d’une octave. Ces échelles fonctionnent comme des modes, mais sans la pureté des ragas indiens ou de la musique classique turque. Les musiciens yiddishophones d’Europe de l’Est les appellent volontiers Gusten, du mot latin «gusto» signifiant «goût». Chacun de ces «goûts» contient un certain nombre de notes mobiles, susceptibles d’être haussées ou baissées selon les motifs, l’orientation mélodique ou le goût de l’interprète […] La musique klezmer passe enfin aisément d’un mode à l’autre, entre différentes sections d’une même composition comme entre différents membres d’une même phrase…» (Ottens et Rubin, Klezmer-Musik, pp 197-198)

La faiblesse des présentations modales sous formes de gammes, c’est qu’elles se basent sur les intervalles mélodiques existant entre les différents degrés conjoints, alors que dans la réalité d’une mélodie, les notes apparaissent dans n’importe quel ordre, séparées par n’importe quel intervalle. C’est pourquoi je préfère approcher les modes comme dans la théorie modale indienne (par exemple), qui apprécie la hauteur des différents degrés par rapport au plancher fixe de la tonique - ou aux «rails» fixes de la quinte tonique-dominante (jouée, dans la musique indienne, par la tampura). Cette approche est validée, non seulement par l’histoire (la musique occidentale n’a-t-elle pas, comme les «ra» et les «ri» indiens, ses «b mols ou mous» et ses «b durs ou carrés» ? les Allemands ne disent-ils pas encore «moll» et «dur» pour «mineur» et «majeur» ?), mais aussi par ce qu’on pourrait appeler la «psycho-dynamique» : aux humeurs («moods» en anglais) les plus dépressives correspondent un maximum de degrés «bas» - affaissés comme les membres d’un corps déprimé ; aux humeurs les plus toniques correspondent un maximum de degrés «hauts» - redressés comme les membres d’un corps plein d’énergie…

De façon simple, on peut dire que la modalité recouvre l’ensemble des itinéraires que peut suivre une gamme de 7 degrés à partir des 12 sons du total chromatique. En admettant que les degrés I et V ont une position fixe, il reste 10 notes disponibles pour 5 degrés, c’est-à-dire 2 positions par degré mobile: une haute et une basse. Les positions basses sont représentées par des formes rondes (comme le «b-mol») et bleues (comme dans le blues…); les positions hautes par des formes carrées (comme le «b-carre») et rouges…

L’identité du mode repose essentiellement sur la répartition des degrés en notes basses ou hautes au sein de la première quinte: au-delà (c’est-à-dire au-dessus de la dominante et en dessous de la tonique), la mobilité des degrés est très grande et semble davantage déterminée par l’orientation mélodique que par une définition modale particulière. Un inventaire systématique des huit échelles possibles avec les cinq premiers barreaux n’est pas dans l’esprit de la modalité klezmer telle qu’elle a été présentée plus haut, mais il permet de rendre compte de tous les modes utilisés par Chostakovitch:
les modes majeur et mineur de la tonalité occidentale ; les modes phrygien et lydien de la modalité occidentale ; les modes «chromatiques» selon Ottens et Rubin, c’est-à-dire intégrant l’intervalle de seconde augmentée présent aussi dans le Sud de l’Europe et au Proche-Orient : «ukrainien-dorien» et «freygish» ; et enfin deux modes à IIème degré bas (phrygien) et à IVème degré haut (ukrainien), tous deux également à seconde augmentée, que j’ai baptisés «phrygien-ukrainien» (ou «ukraino-phrygien») – le préféré de Chostakovitch-, et «freygish-ukrainien».

Le plus courant de ces modes dans la musique klezmer traditionnelle est le frejgish («phrygien» en yiddish), que les khasonim appellent Ahawa Raba («grand amour» en hébreu), des deux premiers mots d’une prière de la liturgie matinale. C’est aussi le plus typique à cause de son deuxième degré bas (de caractère dépressif) et de sa seconde augmentée (de caractère oriental) entre II bas et III haut. Ce n’est peut-être pas par hasard que le Juif est parfois représenté dans l’iconographie chrétienne avec un bonnet phrygien (quand ce n’est pas avec son chapeau pointu) – comme sur l’image ci-jointe montrant Jésus en train de recevoir les soins funèbres de son ami juif Joseph d’Arimathie…

Parfois, Chostakovitch va jusqu’à diminuer la quinte (et éventuellement aussi la quarte !), ce qui crée des modes qu’on pourrait appeler «surphrygiens»…

Non contents de générer des échelles originales, les modes à seconde augmentée ou à quinte diminuée créent une concentration de demi-tons (deux au lieu d’un au sein de la première quinte), que Chostakovitch étend volontiers à un chromatisme généralisé : ce n’est pas le chromatisme de la «modulation continue» qui a abouti, via Wagner, au dodécaphonisme, c’est le chromatisme «unitonal» du lamento juif que Chostakovitch a hérité de son idole, le Juif Gustav Mahler. Vous trouverez dans les Détails de nombreux exemples de cette écriture qui semble défier l’analyse tonale en faisant apparaître simultanément des do♮, do♭, do♯ et ré♭… Je me conterai ici d’un exemple, issu du «Knabenwunderhornlied» Das irdische Leben (la vie terrestre), où un enfant meurt de faim sous nos oreilles: les mesures 68 à 83, qui contiennent 19 notes différentes (le total chromatique plus 7 enharmoniques…), forment une «simple» cadence parfaite (V – I) en mi♭ mineur…

écouter écouter écouter écouter écouter écouter écouter écouter écouter écouter poésies populaires juives Klezmer-Musik, p198 modalité modalité tampura modalité Modalité: 7 degrés Modalité: 12 sons Modalité: degré 1 et degré 7 Modalité: basses Modalité: hautes Mode majeur Mode mineur Mode phrygien Mode lydien Mode ukrainien-dorien Mode freygish Mode phrygien-ukrainien Mode freygish-ukrainien Juif représenté dans l’iconographie chrétienne avec un bonnet phrygien Mode surphrygien Mahler, Das irdische Leben - mm 68-83