Ce que nous apprend l'anthropologie

Hassan Rachik (transcription du contenu de la vidéo)


00.00.00: Présentation de Hassan Rachik

Hassan Rachik est anthropologue, professeur à l’université Hassan II à Casablanca. Il est l'auteur de Sacré et sacrifice dans le Haut Atlas marocain (1990) et Le proche et le lointain - Un siècle d’anthropologie au Maroc (2012). Une question ouvre l'entretien : "Comment aborder une œuvre de littérature coloniale ?"

00.17.20: Comment aborder une oeuvre de littérature coloniale ?

Je parlerais plutôt de posture. Quelle est la posture que je suggère, plus que conseille, pour étudier et pour approcher la littérature coloniale – pas uniquement cette dernière, car elle n’a rien spécial par rapport aux autres littératures. La première des choses est d’abord de considérer ces anthropologues comme des prédécesseurs, collègues du passé et non adopter un rapport d’inimitié. Il faudrait qu’il y ait de l’empathie et ce même avec des gens que l’on peut considérer ayant un esprit colonial. Deuxièmement, ce qui est intéressant avec les ethnologues et les anthropologues coloniaux c’est qu’ils portaient une double casquette. Ils n’étaient pas uniquement agents de l’administration ou officiers des affaires indigènes – ces gens là ont existés certes. Mais des gens comme Doutté comme Robert Montagne s’inscrivaient dans la science de l’époque et utilisaient les concepts de l’époque. Il faudra déterminer deux dimensions chez ces gens-là : la dimension idéologique, qui peut-être coloniale, impérialiste, islamiste, nationaliste, de gauche ou libérale – nous sommes nous-même dans un contexte où non défendons quelques valeurs. J’applique le même principe aussi bien à Doutté qu’à moi-même. J’ai des valeurs, j’ai une vision du monde. Je ne suis pas uniquement anthropologue, je suis également citoyen, je défends telle ou telle valeur, je suis contre tel ou tel comportement. Donc, premièrement, les considérer comme des prédécesseurs et deuxièmement distinguer la dimension idéologique, coloniale ou autre, et la dimension scientifiques – les deux dimensions doivent être pensées comme un ensemble. Ces gens veulent produire une œuvre qui est lisible non pas par l’administration coloniale mais par leurs pairs. Ils publient ainsi des livres et des articles dans des revues scientifiques de l’époque.

02.47.03: La situation ethnographique, un concept transversal qui oriente le regard.

À partir de cette distinction, on aborde un concept transversal, que j’ai utilisé dans mon livre, qui est la situation ethnographique. Approcher un auteur, c’est approcher sa situation ethnographique. Dans la situation ethnographique, il y a plusieurs éléments dont le cadre théorique. Par exemple, Doutté était évolutionniste. Qu’est-ce que l’évolutionnisme ? Quels sont les concepts de cette théorie évolutionniste ? Quels en sont les questionnements ? Pourquoi le cadre théorique ? Parce qu’en sociologie des connaissances et en anthropologie on considère que la théorie oriente le regard et le questionnement de l’anthropologue. Comprendre Doutté c’est comprendre en quoi le regard évolutionniste a orienté son ethnographie, ici, au Maroc et quel est le lien entre la manière dont il a décrit les Marocains et les concepts utilisés.

L’un des concepts phares est les séquelles d’une culture. En voyageant, en essayant de comprendre les Marocains, de décrire leurs rituels, leurs comportements, Doutté n’était pas en train de vouloir comprendre les comportements actuels mais plutôt chercher les restes d’une religion et d’une culture qui est révolue à travers les comportements actuels. S’il n’était pas évolutionniste et qu’il ne s’était pas posé ce genre de question, il aurait eu pu, comme l’a fait Edward Westermarck, s’intéresser à la religion actuelle et non à la religion passée et il aurait observé les Marocains, in situ. Ainsi, le cadre théorique est très intéressant, que ce soit pour Ernest Gellner ou pour Clifford Geertz... Il faut se poser la question, « Quel est son cadre théorique ? » car c’est lui qui me permet de comprendre son produit.
Le deuxième élément de la situation ethnographique est la durée du séjour. Edmond Doutté était un voyageur, il parle d’ailleurs de « course marocaine » et non de « terrain marocain » ce qui révèle qu’il devait aller vite et observer rapidement. La durée du séjour est alors très importante et avec la colonisation est apparue une posture qui n’existe même pas de nos jours, c’est-à-dire, celle du chercheur résident, qui va rester à Rabat, Meknès ou Bejaâd chez les Seksaoua pendant 6 à 20 ans. ?(00 :06 :22) est resté Maroc une vingtaine d’années. Quelqu’un qui reste une vingtaine d’années avec les Marocains va produire une ethnographie qui ne ressemble pas à celle du voyageur. Doutté était colonialiste. Louis Brunot l’était également et il ne pouvait pas être autrement comme les nationalistes ne pouvaient pas être que nationaliste.
Ce qui m’intéresse est que sachant qu’ils étaient tous coloniaux, quelle est la différence entre leurs cadres théoriques, entre la durée de leurs séjours et entre, ce qui constitue la troisième dimension, la maîtrise de la darija, de l’arabe et des dialectes berbères. Et on voit que l’ethnographie de ceux, comme par exemple Henri ? (00 :07 :08) qui maitrisaient, écrivaient et connaissaient la grammaire de la darija, avaient une ethnographie beaucoup fouillée et approfondie que quelqu’un qui ne connaissaient que le français à l’époque, certains officiers indigènes.
Il est donc très intéressant de d’abord s’informer sur le cadre théorique de l’auteur, ses concepts, ses références et les écoles auxquelles il se réfère. C’est important car cela oriente le regard. Ensuite, de considérer la durée du séjour. Maintenant, la durée standard universitaire est d’une année avec, par la suite, des retours sur place. Enfin, le troisième point principal est la maîtrise de la langue – il y en a d’autres bien entendu, une situation ethnographique est beaucoup plus complexe. Si on a des informations sur tout cela, on peut comprendre une grande partie de l’œuvre d’un auteur. Si je veux comprendre pourquoi, par exemple, un paysan a neuf enfants, j’applique la même chose. Il n’y a pas de cadre théorique mais il aura des représentations. Je dois le maximum d’informations sur sa situation, ça peut-être dans un bocage en France, en Bretagne, il y a une cinquantaine ou soixantaine d’années. Ce paysan a neuf enfants parce que la famille ne vit pas dans un milieu urbain. La famille n’est pas seulement une structure de reproduction mais aussi une structure économique. Lorsqu’on parle d’une structure économique, cela veut dire que : j’ai besoin de filles qui me garderont la vache, d’un enfant qui s’occupera d’un champ, de deux ou trois autres qui s’occupent du troupeau … J’aurais alors compris pourquoi ce paysan a neuf enfants et je peux dire : « Si j’étais moi aussi paysan, j’aurais fait la même chose. ». J’ai deux enfants parce que je suis citadin et parce que ma famille n’est pas une structure de production. Ainsi, la compréhension de la situation d’un acteur, qu’il soit chercheur, fonctionnaire, employé, syndicaliste ou homme politique, met beaucoup plus en lumière ses représentations, ses comportements, ses décisions.

09.09.02: Comprendre un auteur, c’est également le critiquer.

Pour résumer, le conseil que je peux donner aux étudiants débutants dans une recherche afin de comprendre – je dis toujours comprendre car dans la compréhension, il y a également la critique. Comprendre ça veut dire, essayer de se mettre dans la peau de Doutté de l’époque et de dire : « Voilà mon cadre théorique, mes représentations de la Nation marocaine, la durée de mon séjour. Qu’est-ce que je peux réellement observer en 6 ou 7 jours ? ». De Foucauld l’a fait avant durant une année. Qu’a-t-il observé chez les Marocains ? En étant déguisé en juif, il n’a pu observer qu’une partie de la situation ethnographique. Est-ce que vous êtes accepté par la population ou pas ? Ceux qui ne l’était pas, avant la l’installation de la colonisation, ils étaient obligés de se déguiser, parce que le chrétien n’était pas admis et même s’il l’était, on ne va pas lui parler comme à d’autres. De Foucauld s’est déguisé en juif mais moi ce qui m’intéresse c’est, à partir de la posture d’un juif qui voyage, ce qu’il pouvait décrire des Marocains. Il a décrit tout ce qui s’offre au regard. Il n’est pas dans l’échange, dans le dialogue. Il n’y a pas d’entretien. Ce que j’appelle la description externe. De très belles descriptions du paysage, des habitations, des tentes, des maisons, des armes. Tout ce qui peut être observable de l’extérieur et non de l’intérieur. Alors que chez d’autres comme Jacques Berque, qui est tout de même resté une vingtaines d’années au Maroc et six ans chez les seksaoua, même s’il ne maitrisait pas le berbère mais l’arabe et la darija, il est allé au fond des descriptions qu’il appelle lui-même « une description au ras du sol ». De Foucauld ne pouvait pas la faire, non pas parce qu’il est moins intelligent que Berque mais parce que sa situation ethnographique ne lui permettait de seulement décrire des choses externes. Voilà en gros ce que je peux dire, de façon très furtive, et là je vous renvois à mon livre Le proche et le lointain, un siècle d’anthropologie au Maroc dans lequel je développe tout ça, sur une manière d’établir une situation ethnographique. Avoir un maximum d’information sur la situation ethnographique des auteurs est un moyen de comprendre leurs œuvres.
11.51.10: Fin