L’observation participante.
L'observateur, partie intégrante de l'objet d'étude.
C'est lorsque l'anthropologue prétend à la neutralité absolue, lorsqu'il croit avoir recueilli des faits «objectifs », lorsqu'il élimine des résultats de sa recherche tout ce qui a contribué à y accéder et qu'il gomme soigneusement les traces de son implication personnelle dans l'objet de son étude, qu'il risque le plus de s'écarter du type d'objectivité (nécessairement approchée) et du mode de connaissance spécifiques de sa discipline.
Cette suffisance du chercheur, convaincu d'être « objectif» en s'affranchissant définitivement de toute problématique du sujet, est toujours, à mon avis, symptomatique de l'insuffisance de sa pratique. Elle procède d'un oubli (en fait stratégique et revendiqué) du principe de totalité tel qu'il a été exposé plus haut; car l'étude de la totalité d'un phénomène social suppose l'intégration de l'observateur dans le champ même de l'observation.
S'il est possible, et même nécessaire, de distinguer celui qui observe et celui qui est observé, il me paraît en revanche exclu (a fortiori si l'on prétend faire. œuvre scientifique) de les dissocier. Nous ne sommes jamais des témoins objectifs observant des objets, mais des sujets observant d'autres sujets. Autrement dit, nous n'observons jamais les comportements d'un groupe tels qu'ils auraient lieu si nous n'étions pas là ou si les sujets de l'observation étaient d'autres que nous. De plus, si l'ethnographe perturbe une situation donnée, et même crée une situation nouvelle, due à sa présence, il est à son tour éminemment perturbé par cette situation. Ce que vit le chercheur, dans sa relation à ses interlocuteurs (ce qu'il refoule ou cc qu'il sublime, ce qu'il déteste ou ce qu'il chérit), fait partie intégrante de sa recherche. Aussi une véritable anthropologie scientifique doit-elle toujours poser le problème et des motivations extrascientifiques de l'observateur et de la nature de l'interaction en jeu. Car l'anthropologie, c'est aussi la science des observateurs susceptibles de s'observer eux-mêmes, et visant à ce qu'une situation d'interaction (toujours particulière) devienne le plus consciente possible. C'est vraiment le moins que l'on puisse exiger de l'anthropologue.
Il y a quelques années, à la demande du CNRS, j'effectuais une recherche, dans le sud tunisien, sur un phénomène appelé la «hajba » (ce qui signifie en arabe: claustration, enfermement) qui s'inscrit dans le cadre de la préparation des jeunes filles au mariage. Au cours d'une période variant de quelques semaines à plusieurs mois, la fiancée est rigoureusement séparée du monde extérieur, et tout particulièrement de l'univers masculin. Elle subit une cure esthétique qui a pour but de rendre sa peau la plus blanche possible, ainsi qu'une cure alimentaire qui vise à lui faire prendre du poids. Cette pratique de gavage (à base d'œufs, de sucre, de tranches de pain grillé trempées dans de l'huile), appliquée à de jeunes Djerbiennes qui vont être livrées à des maris qu'elles ne connaissent pas, au début me répugnait. Or, loin d'effacer la nature affective (mais certes liée à la culture à laquelle j'appartiens) de ma réaction, j'ai dû au contraire la prendre en compte, tenter de l'élucider, afin d'en contrôler, autant que possible, les conséquences, perturbantes autant pour moi que pour mes interlocuteurs qui, comme tous les interlocuteurs, ne sont jamais dupes longtemps des sentiments qu'éprouve l'ethnologue. De même, ce qui m'a beaucoup frappé lors de ma première mission ethnologique en pays baoulé, c'est le respect pour les vieillards, la place tenue par les génies, et la facilité des rapports sexuels avec les jeunes filles. Si cela m'a surpris, c'est que ces conduites mettaient en question ma propre culture; car c'est bien elle qui me questionnait dans certains aspects de la culture des Baoulé et c'est bien elle qui me questionne lorsque j'observe aujourd'hui, au Brésil, l'aptitude considérable qu'ont les hommes et les femmes à entrer en transe, ou, plus précisément, à être «possédés» par les esprits ancestraux - indiens, chrétiens, africains - du groupe. Il est probable qu'un chat voit dans un chien une espèce particulière de chat, tandis que le chien, lui, voit dans son maître une autre race de chien. S'ils font respectivement du canicentrisme et du cynomorphisme, il importe beaucoup que l'ethnologue (cela fait partie de l'apprentissage de son métier, et le caractère scientifique des résultats de ses recherches en dépend) maîtrise les ruses, souvent inconscientes, de la projection et de l'ethnocentrisme.
Il convient ici de nous interroger sur les raisons qui conduisent à refouler la subjectivité du chercheur, comme si celle-ci ne faisait pas partie intégrante de la recherche. Pourquoi ces rapports de mission anonymes, rédigés par les bailleurs de fonds et qui éliminent le rapport des matériaux recueillis à la personne du collecteur -lequel peut, par ailleurs, s'il a du talent, écrire ses confessions? Comment ce qui fait toute l'originalité de la situation ethnologique - qui ne consiste jamais dans l'observation d'insectes, mais dans une relation humaine engageant nécessairement de l'affectivité - peut-il à ce point se métamorphoser en son contraire? devenir oubli ou refoulement d'une interaction entre êtres vivants, fonctionnant à bien des égards comme un rite d'exorcisme? Autrement dit, pourquoi, selon l'expression d'Edgar Morin, cette «schizophrénie profonde et permanente» des sciences de l'homme dans leur tendance orthodoxe?
L'idée que l'on puisse construire un objet d'observation indépendamment de l'observateur lui-même est en fait issue d'un modèle «objectiviste », qui fut celui de la physique jusqu'à la fin du XIXe siècle, mais que les physiciens eux-mêmes ont abandonné depuis longtemps. C'est la croyance qu'il est possible de découper des objets, de les isoler, puis d'objectiver un champ d'étude dont l'observateur serait absent, ou du moins interchangeable. Ce modèle d'objectivité par objectivation est sans doute pertinent s'il s'agit de mesurer ou de peser (peu importe, dans ce cas, que l'observateur ait vingt-cinq ou soixante-dix ans, qu'il soit africain ou européen, socialiste ou conservateur). Il ne peut convenir pour comprendre des comportements humains qui véhiculent toujours des significations, des sentiments et des valeurs.
Or, l'une des tendances des sciences humaines contemporaines est d'éliminer doublement le sujet: les acteurs sociaux sont objectivés, et les observateurs sont absents ou du moins cachés. Cette élimination trouve toujours sa justification dans l'idée que le sujet serait un résidu inassimilable à un mode de rationalité obéissant aux critères de 1'« objectivité », ou comme le dit Lévi-Strauss, que la conscience serait «l'ennemie secrète des sciences de l'homme ».
Dans ces conditions, n'y aurait-il donc d'autre choix qu'entre une scientificité inhumaine et un humanisme non scientifique? Paradoxalement, le retour de l'observateur dans le champ de l'observation ne s'est pas effectué par la voie des sciences humaines, ni même de la philosophie, mais par le biais de la physique moderne, qui réintègre la réflexion sur la problématique du sujet comme condition de possibilité de l'activité scientifique elle-même. Heisenberg a montré que l'on ne pouvait observer un électron sans créer une situation qui le modifie. Il en tira (en 1927) son fameux «principe d'incertitude », qui le conduisit à ré introduire le physicien dans l'expérience même de l'observation physique. Et c'est Devereux qui, le premier (en 1938), montra quel parti l'ethnologie pouvait tirer de ce principe commun à toute démarche scientifique.
La perturbation que l'ethnologue impose par sa présence à ce qu'il observe et qui le perturbe lui-même, loin d'être considérée comme un obstacle épistémologique qu'il conviendrait de neutraliser, est une source infiniment féconde de connaissance. S'inclure non seulement socialement, mais subjectivement fait partie de l'objet scientifique que nous cherchons à construire, ainsi que du mode de connaissance caractéristique du métier d'ethnologue. L'analyse, non seulement des réactions des autres à la présence de ce dernier, mais de ses réactions aux réactions des autres, est l'instrument même susceptible de procurer à notre discipline des avantages scientifiques considérables, pour peu que l'on sache en tirer parti.
François Laplantine, L’anthropologie, Payot, 1987, pp. 179-183.