Ce que nous apprend l'anthropologie

Deux extraits de Les rites d’interaction d'Erving Goffman


(p. 9-10)
« On peut définir le terme de face comme étant la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier. La face est une image du moi délinéée selon certains attributs sociaux approuvés, et néanmoins partageable, puisque, par exemple, on peut donner une bonne image de sa profession ou de sa confession en donnant une bonne image de soi.
L’individu a généralement une réponse émotionnelle immédiate à la face que lui fait porter un contact avec les autres : il la soigne ; il s’y “attache”. Si la rencontre confirme une image de lui même qu’il tient pour assurée, cela le laisse assez indifférent. Si les événements lui font porter une face plus favorable qu’il ne l’espérait, il “se sent bien”. Si ses vœux habituels ne sont pas comblés, on s’attend à ce qu’il se sente “mal” ou “blessé”. En général, l’attachement à une certaine face, ainsi que le risque de se trahir ou d’être démasqué, expliquent en partie pourquoi tout contact avec les autres est ressenti comme un engagement. La face portée par les autres participants ne laisse pas non plus indifférent, et, quoique de tels sentiments puissent différer par le degré et la direction de ceux que l’on éprouve pour sa propre face, ils n’en constituent pas moins, de façon tout aussi immédiate et spontanée, une participation émotionnelle »

(p. 11)
« Ainsi, alors même que le souci de garder la face concentre l’attention sur l’activité en cours, il est nécessaire, pour y parvenir, de prendre en considération la place que l’on occupe dans le monde social en général. Une personne qui parvient à garder la face dans la situation en cours est quelqu’un qui, dans le passé, s’est abstenu de certains actes auxquels il lui aurait été difficile de faire face plus tard. Par ailleurs, si cette personne craint maintenant de perdre la face, c’est en partie parce que les autres risqueraient d’en conclure qu’ils n’ont plus à se soucier de ses sentiments à l’avenir. Il y a néanmoins une limite à cette interdépendance entre la situation actuelle et le monde social en général : une personne qui rencontre des gens avec qui elle n’aura plus d’autres rapports est libre d’adopter une ligne d’action ambitieuse que l’avenir démentira, ou de souffrir des humiliations qui rendraient embarrassantes toutes relations futures. On peut dire d’une personne qu’elle fait mauvaise figure lorsqu’il est impossible, quoi qu’on fasse, d’intégrer ce qu’on vient à apprendre de sa valeur sociale dans la ligne d’action qui lui est réservée. On peut dire d’une personne qu’elle fait piètre figure lorsqu’elle prend part à une rencontre sans disposer d’une ligne d’action telle qu’on l’attendrait dans une situation de cette sorte. Les plaisanteries et les farces ont souvent pour but d’amener une personne à faire mauvaise ou piètre figure ; cela dit, il va de soi qu’on peut se trouver expressivement à côté de la situation pour des raisons sérieuses »

GOFFMAN Erving, Les rites d’interaction,
Minuit, coll. « Les sens commun », pages indiquées.