Ce que nous apprend l'anthropologie

UN SAVOIR PROTÉGÉ


Don de Dieu, le savoir des praticiens traditionnels tient du secret. Ils tentent, dès lors, de le protéger de l'observateur étranger. A ces obstacles s'ajoutent celui de la langue, du nom de la plante, lui-même mal connu, mal énoncé ou mal entendu, voire ambigu.

LES DIFFICULTÉS LIÉES A LA LANGUE.
Ce travail repose en grande partie sur des enquêtes orales. La langue arabe parlée connaît de multiples variantes locales dans les trois pays du Maghreb et à l'intérieur de chaque pays. En conséquence, un même objet se retrouve sous des noms parfois très différents d'une région à l'autre. Par exemple, le clou de girofle s'appellera "ud nuwwar" ou "qrunfeî".
Signalons aussi l'usage répandu de nommer une chose de mauvais augure par son contraire, par exemple, benjoin blanc pour benjoin noir; le noir étant funeste, le mot kbal sera remplacé par le mot bied, blanc. Le mot saint se traduit par wali, siyyed ou sidi. Le mot marabout, désignant en même temps, le personnage et son tombeau, est peu employé au Maroc, on dit qubba, mot qui désigne en fait le dôme du tombeau et horm, sanctuaire et espace sacré qui l'entoure. Les populations éviteront de couper les arbres et d'y faire paître les animaux "par respect et pour éviter la colère du saint.
A cela s'ajoutent des problèmes de transcription. Les mots passés dans la langue française restent orthographiés comme tels; exemple douar (hameau) pour dawar. Pour les pluriels, nous prenons le singulier arabe, auquel nous ajoutons (s) ex. šaytin(s) pour le pluriel arabe šayatin. Pour les citations, nous avons gardé la translittération de l'auteur et du narrateur. Enfin, pour le mot islam, nous avons respecté l'usage typographique français qui affecte une majuscule, quand le mot désigne la civilisation et une minuscule quand il désigne la religion.
Les noms arabes seront en italique, sauf quand il s'agit de noms propres ou d'un terme passé dans la langue française (souk, par exemple).

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LA RÉSISTANCE DES TRADI-PRATICIENS
Il est difficile de faire parler les praticiens de leur activité, car ils redoutent le mauvais sort que pourraient attirer sur eux trop de confidences. Dépositaires d'un pouvoir, que d'autres voudraient s'approprier, ils sont vulnérables. Le pouvoir lui-même est dangereux pour celui qui le possède, la talla'a tient ses aptitudes de guérisseuse de son génie, mais le génie possède la talla'a. Au Maroc, il ne faut pas dévoiler ses secrets. Les moyens divinatoires par lesquels une ššuwafa voit la maladie chez sa patiente ne doivent pas être révélés, car la clairvoyance peut alors disparaître et le mauvais sort s'acharner sur la guérisseuse. Le don d'Allah, la baraka, sont des faveurs qui lient le détenteur et l'engage personnellement à en user pour lui-même et pour le bien des hommes. Il existe un rapport de confiance, un lien personnel entre Allah et le détenteur de la baraka. Il s'agit d'une délégation à une personne de capacités qui ne peuvent se transmettre que dans certaines conditions. L'efficacité et la force de ce don résident dans la relation à la puissance suprême, mais aussi dans le mystère qui entoure les raisons et le fondement de cette délégation. En toute circonstance, ce mystère doit être préservé. Par conséquent, le secret profond de ce don ne doit pas être divulgué, sinon par allusion ou sous-entendu. Le sacré se donne à voir (les miracles), mais pas à comprendre.
Aucune recette ne doit être banalisée en la diffusant. Elle ne peut agir que dans la relation intime et secrète qui lie l'homme à la puissance. La levée du secret peut apparaître comme une violation de la confiance de Dieu et donc la forme la plus grave de transgression d'un interdit.

CLAISSE DAUCHY Renée, Médecine traditionnelle du Maghreb, Rituels d’envoûtement et de guérison au Maroc, L’Harnattan, 1996, pp 25-27.